La grande expédition
Il y a 750 ans: Henri V, comte de Luxembourg, la croisade de Louis IX et le tournant français de la politique des Luxembourg
En l’an 1270, le 13 avril tombait un dimanche, et pas n’importe lequel: le dimanche de Pâques. Pâques, nommée Pessa’h en hébreu, Pascha en latin, signifie «le passage». Celui du peuple juif, fuyant l’esclavage d’égypte en passant la Mer Noire à sec, puis celui de Jésus, de sa mort sur la croix à la vie éternelle. Le comte de Luxembourg en fera son passage à lui: le passagium qui désigne les voyages collectifs des pèlerins gagnant la Terre sainte par la mer, devenu le terme usuel pour désigner la croisade. Le lendemain, lundi de Pâques, les paroles de renouveau que l’évangéliste Jean (3:3) prête à Jésus résonnent encore dans la tête du comte: «En vérité, en vérité, Je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.» Le 14 avril donc, Henri V s’apprête à suivre la voie du Salut; il fait rédiger son testament. Le 4 mai peut-être, mais en tout cas avant le 11, le comte de Luxembourg s’embarque pour se joindre au roi de France Louis IX en vue de la seconde croisade de celui-ci. Le point de ralliement aurait dû être la Sicile de Charles d’anjou, frère du roi de France. Ce sera finalement Tunis, première et dernière étape pour la Terre sainte. Vaincu par l’épidémie, Louis IX y laissera sa vie, avec une grande partie de son armée. Dans son testament, Henri V, même s’il échappa au massacre, avait vu juste: il valait mieux régler sa succession avant de partir dela la mer.
Si elle est certes affaire de disposition intérieure, la croisade est beaucoup plus que cela: une expédition militaire, diplomatique, voire éminemment politique et donc une question de disponibilité et de choix du moment. Henri V a fait le sien: Le voiage de la saincte terre d’outremer, comme l’exprime son testament, ce sera pour maintenant, pour cette année 1270, ou jamais, et ce sera la croisade des Français, la seconde du roi de France Louis IX.
Le moment est en effet propice. Au plus tard depuis le printemps 1269 ses deux fils aînés sont fors de maimburnie par droit et par jugemant et en droit eage, c’est-à-dire majeurs et donc dotés de la capacité de gouverner. Pour preuve, Henri (VI) et son frère cadet Waléran disposent désormais d’un propre sceau et peuvent donc être garants des dispositions testamentaires en prêtant serment de les respecter et en apposant leur sceau à côté de celui de leur mère et des témoins sur le document notifiant les dernières volontés de leur père… au cas où il venait à mourir en croisade. Le moment est aussi bien choisi parce que le comte est encore dans la force de l’âge. Il devait avoir atteint le début de la cinquantaine ou un peu moins, donc une demi-douzaine d’années de moins que Louis IX. Mais surtout, à l’encontre de celui-ci, affaibli par la maladie et une première croisade qui s’était transformée en cuisant échec, Henri V n’avait pas connu les privations et flagellations que s’était imposées celui qui sera sanctifié après sa mort. Henri était certes un prince guerrier, qui avait connu la prison après la bataille de Prény en 1266, il avait soutenu les églises, comme il se doit pour un prince chrétien, mais ce n’était pas un fanatique et son gouvernement était marqué par une certaine stabilité et la consolidation interne plutôt que par l’expansion de ses territoires.
Justement, dans cette logique, 1270 marque une césure positive de sa politique: il venait de liquider tous ses conflits avec son voisin et beau-frère Thiébaut de Bar, notamment pour la domination du comté de Ligny-en-barrois, dot de son épouse Marguerite de Bar, qu’il pouvait transmettre à son deuxième fils Waléran, et celle des prévôtés de Marville et Arrancy en copropriété indivise avec son parent de Bar. Grâce à la médiation du roi de France, et malgré ses défaites sur le terrain militaire, son territoire s’en trouvait largement agrandi. Louis IX avait transformé des échecs militaires en une victoire diplomatique. Le comte de Luxembourg lui en était-il resté redevable? Ligny, Marville et Arrancy valent bien une croisade…
Le moment opportun
L’alliance française
C’est ici qu’apparaissent les aspects les plus novateurs de nos récentes recherches. La tradition veut que ce soient le futur empereur Henri VII, petit-fils de notre comte, et son frère Baudouin ainsi que son fils Jean dit l’aveugle qui profitèrent les premiers de l’alliance avec les rois de France – avant de s’opposer à eux. Les causes de ce soutien français aux comtes de Luxembourg n’avaient cependant pas pu être éclaircies, le roi de France pratiquant depuis Louis IX une «Westpolitik» très active à l’égard de l’empire et donc aussi au détriment des princes établis à la frontière de celui-ci, les comtes de Bar, les ducs de Lorraine et les comtes de Luxembourg. Henri V en aurait fait les frais, subissant la loi de Louis IX, pas si «saint» que cela et très agressif en Lotharingie impériale. C’était oublier que tout conflit, toute ingérence – même au Moyen Âge – implique des négociations et une diplomatie qui doit tenir compte des intérêts des multiples partis concernés.
C’est dans le cadre de ces négociations que Henri V sut admirablement tirer son parti du jeu. Certes, on ne peut pas nier que Louis IX prit l’ascendant sur ces princes d’empire «borduriers» mais, en échange, il les fit entrer dans son orbite. C’est ainsi que le roi de France contribua, en effet, à libérer Henri V de son emprisonnement après la défaite de Prény contre les armées barroises et messines lors de la guerre pour Ligny. Mais, en même temps, il apparaît maintenant que le comte de Luxembourg entre dans le réseau des grands princes du royaume de France, Thiébaut II, roi de Navarre et comte de Champagne, gendre de Louis IX, le beau-fils d’henri V, Guy de Dampierre, comte de Flandre, et surtout le très remuant frère cadet du roi de France, Charles d’anjou, comte d’anjou et du Maine, comte par mariage de la Provence et roi de Naples et de Sicile. Depuis l’italie du sud, d’où il avait chassé ses rivaux des Staufen en 1266-1267 après son couronnement en janvier 1266 par le pape Clément IV, Charles d’anjou tentait de réaliser ses plans de création d’un empire en Méditerranée orientale. Ces trois princes parmi les
n XVIIE siècle) du tombeau de Henri V de urg, comte de Luxembourg († 1280), à l’abbaye ontaine. Manuscrit Blanchart, ANLUX, 04 (ancienne cote FD-105) général», regroupant les grandes puissances afin de libérer la Terre sainte des Mamelouks du sultan Baybars: le roi de France, mais aussi ceux d’angleterre et d’aragon, l’empereur de Byzance et même l’ilkhan mongol. Planifié dès 1264, le projet de croisade devait aux yeux de Louis IX et du pape passer par l’installation de Charles d’anjou en Italie du sud, d’où la flotte devait partir en direction de la terre Sainte. Ce projet réunissait donc le roi de France et la papauté, un facteur décisif pour le ralliement du comte de Luxembourg à cette grande expédition.
En ces années mouvementées et marquées par un intense ballet diplomatique, Henri V se trouvait bloqué en inertie complète dans les geôles de ses rivaux barrois et messins. On ne s’étonnera donc point de trouver une des premières traces de son serment de croisade dans une lettre du pape Clément V du 8 novembre 1266 enjoignant le roi de France d’utiliser tout son poids politique à la frontière entre France et Empire pour faire libérer le comte de Luxembourg afin de lui permettre de participer à la croisade. Le 1er août de la même année le pape avait déjà ordonné à son légat Simon de Sainte-cécile de débourser 15.000 livres tournois au comte de Luxembourg pour les préparatifs de son expédition, somme considérable à puiser dans les rentrées de la dîme de la croisade levée sur les fidèles des archevêchés rhénans. D’autres princes et seigneurs d’empire devaient également bénéficier de faveurs semblables, ce qui nous montre que le projet de croisade était censé s’étendre à l’empire. Ce ne fut pas une réussite: de tous ces princes «allemands» qui s’étaient engagés ou avaient même été payés, le comte de Luxembourg fut le seul à partir.
Et encore. Lorsque Louis IX dut soutenir son frère pour assurer sa conquête en Sicile et que le projet de croisade en Terre sainte subit un contretemps, Henri V semble aussi avoir pris ses distances. C’est ici que l’étude de son testament apporte un autre élément d’information surprenant. Parmi les témoins de ce document capital pour l’histoire du comté se trouve une personnalité qui n’a pas retenu l’attention des historiens jusqu’ici. Il s’agit – outre le comte de Juliers, proche parent d’henri V, des conseillers comtaux Godefroid d’esch et Gilles d’ouren – d’un membre influent de la curie romaine, le «révérend père sires maître Bernard de Castanet, chapelain pontifical et légat de la cour de Rome, administrateur de l’église de Trèves en matière temporelle et spirituelle». Ce juriste et diplomate de renom était un proche du pape Clément VI, qui l’avait rencontré à l’université de Montpellier et l’avait appelé à Rome. Le pape lui confia des missions délicates, en Lombardie, puis en Empire et finalement à Trèves, où il devait assurer l’intérim après la déposition par le pape de l’archevêque en place. Mais celui-ci et ses alliés trévirois ne tolérèrent pas la présence du légat pontifical qui, malgré ses menaces d’excommunication, dut déchanter cette fois-ci. C’est alors qu’il se retira au Luxembourg pour bénéficier de la protection du comte et tenter d’administrer l’archevêché de loin. Il aurait alors profité de sa présence pour rappeler avec insistance au comte son voeu de croisade… et apporté en échange son autorité de légat pontifical au testament d’henri V.
Dans la cour des grands
De longs et intenses préparatifs pour une courte issue: c’est ainsi que l’on pourrait
Louis IX lors de sa première croisade (1248-1254). Enluminure BNF, Paris, ms. Fr. 5716, fol. 40
intituler la suite des événements. Trois semaines après avoir fait rédiger son testament, Henri V embarque pour la Sicile, laissant la direction du comté à son épouse Marguerite de Bar, puis à son fils Henri (VI) qui gouverne sous le titre de «fils aîné du comte de Luxembourg». Les sources ne nous informent guère du périple du comte. Il semble qu’il se soit rendu en Sicile, auprès de Charles d’anjou, comme en témoigne la quittance mentionnée plus haut, datée d’août 1270 à Palerme.
Néanmoins, deux aspects de la participation d’henri V à la croisade sont connus et ne manquent pas d’attirer l’attention. Un premier provient d’une chronique frisonne, qui explique que Charles d’anjou attribua au comte de Luxembourg la direction des mercenaires frisons, dont la flotte s’était jointe à la croisade malgré un certain retard au départ. Si les raisons avancées – la renommée du comte et sa prouesse – relèvent plutôt des stéréotypes, sa maîtrise du parler germanique est peut-être la vraie raison de cet étonnant commandement. Nous ignorons cependant ce à quoi il aboutit, puisque, tout comme Charles d’anjou, l’apport des troupes de Sicile arriva trop tard devant Tunis, le jour même de la mort de Louis IX, terrassé avec une grande partie de son armée par l’épidémie – et non par l’ennemi.
Deuxième élément étonnant: la signature du comte de Luxembourg au bas d’un document d’une extrême importance. Il s’agit du traité de paix de Tunis conclu le 30 octobre 1270 et signé le 21 novembre suivant. Ce fut l’aboutissement des longues tractations menées par Charles d’anjou en remplacement de son frère décédé avec l’émir de Tunis puis calife Al-mostancir. Celui-ci avait bloqué les croisés devant Tunis au lieu de se convertir au christianisme comme l’aurait – si l’on en croit certains historiens – espéré Louis IX pour pouvoir disposer de son aide en vue de la conquête de la Terre sainte. Quoi qu’il en fût, Henri V se trouve parmi les quelques rares signataires nommément cités de ce traité: le roi de Navarre, Baudouin, empereur titulaire de Constantinople, Alphonse de Poitiers, Guy de Dampierre, comte de Flandre. Il en ressort que le comte de Luxembourg dut effectivement faire partie de ce cercle très élitaire de la famille royale, des empereur, roi, princes et barons dans l’orbite de la cour de France.
Début juin 1271 Henri V est de retour au pays. Il avait évité l’épidémie, probablement parce qu’il était arrivé en Afrique en retard, avec Charles d’anjou, et sut garder ses distances – les fameuses barrières de sécurité. Il évita ensuite la grande catastrophe sur le chemin du retour, une violente tempête qui détruisit la flotte française devant ou dans le port de Trapani en Sicile coûtant la vie à quelques 4.000 croisés, parce que là encore, il était le premier à débarquer en Sicile, avec Charles d’anjou. Les comptes du comte de Flandre indiquent que Henri V se trouva le 20 mars à Viterbe où il dîna avec son beaufils, puis le 11 avril à Florence. Leur arrêt à Viterbe s’explique par les élections d’un nouveau pape qui y eurent lieu à ce moment. Après la mort de Clément IV en 1268, les élections – les plus longues de l’histoire pontificale – s’y éternisaient et n’aboutirent qu’en septembre 1271, un an après que les habitants de Viterbe aient enfermé les cardinaux réunis en conclave, au risque de les affamer. De nombreux souverains et princes s’y retrouvèrent pour faire du lobbyisme, dont le comte de Luxembourg, toujours au centre de l’actualité politique. Il y retrouva Charles d’anjou et l’empereur titulaire de Byzance, Baudouin de Courtenay et le fils de celui-ci, ses partenaires de la croisade.
Henri V décéda la veille de Noël 1281, à Mayence, dans l’entourage du roi des Romains Rodolphe de Habsbourg, à la fin d’une expédition militaire qui avait pour but de pacifier la région. Il fut enterré à l’abbaye de Clairefontaine, fondation de sa mère Ermesinde qu’il avait menée à bonne fin. Contrairement à celle-là, l’historiographie ne lui a pas réservé une place hors du commun, même si certains historiens veulent voir en lui le vrai fondateur de la dynastie des comtes de Luxembourg. S’il est vain de se perdre dans de telles conjectures qui ne correspondent en rien à la mentalité médiévale, il vaut mieux le restituer dans son contexte du XIIIE siècle européen, celui du «rang» qui importe plus que tout autre aspect du pouvoir. Et sous ce rapport, le testament et la croisade d’henri V nous révèlent un comte qui joue dans la cour des grands et, de manière surprenante et bien avant ses successeurs, à celle du roi de France très chrétien et de son frère Charles aux grands desseins.