Luxemburger Wort

Le modèle viral

- Par Gaston Carré

Oublions la pandémie un instant. Prenons du recul pour tenter un regard, le plus ample possible, sur les tropismes géopolitiq­ues à l’oeuvre ces temps-ci. On découvrira deux phénomènes alors. Le premier: ces tropismes sont similaires de Tel Aviv à Moscou, d’Istanbul à Washington. Le second: on ne peut oublier la pandémie, qui constitue à la fois le modèle et l’allégorie des phénomènes en question.

Istanbul. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, convertit Hagia Sophia en mosquée. Erdogan, pour flatter l’islamo-nationalis­me qui lui fournit son assise électorale, met la main sur un bien commun, ce joyau devenu patrimoine universel, et abandonne à un islam d’exclusion un monument qui était devenu le symbole d’une époque où dialoguaie­nt l’Orient et l’Occident. En deux mots: je parcours l’Histoire à reculons, et je prends ce qui m’appartient.

Tel Aviv. Où Benjamin Netanyahou pose deux doigts sur une carte et décrète que la vallée du Jourdain sera juive désormais. Elle est à moi, la vallée du Jourdain, toute la Cisjordani­e d’ailleurs m’appartient, c’est écrit dans les livres, et en prenant possession, formelleme­nt, de ces terres qui sont à moi, je ne fais qu’entériner une occupation qui de facto est à l’oeuvre déjà.

Washington. Où Donald Trump considère que l’annexion de la Cisjordani­e n’est pas contraire au droit internatio­nal, pour l’excellente raison qu’il n’y a plus de droit internatio­nal, seul a force de loi le droit américain, au service de l’Amérique d’abord. Et le service de l’Amérique exige, par-delà le Proche-Orient, que partout je déconstrui­se un édifice institutio­nnel qui sous le nom de multilatér­alisme aura apporté à l’Occident une paix relative.

Moscou. Où Vladimir Poutine de même relit l’Histoire et croit y trouver un titre de propriété sur la Crimée, selon une approche grand-russe qui n’est pas sans rappeler l’aspiration grand-serbe de Milosevic fin du siècle dernier dans les Balkans. Une approche qui se pratique en habits anciens et qui dès lors suppose, sur le plan sociétal, une poussée conservatr­ice telle que l’«homme fort» du Kremlin en vient à considérer comme « propagande féministe » une série TV autour d’un club de fitness pour femmes.

«Homme fort» ? Il faut entendre cette formule à la lettre, concernant un président qui a instauré une équivalenc­e entre la vaillance physique et l’excellence politique. Or, cette confusion est générale, tous sont hommes de muscle et de poigne, Trump comme Poutine, Erdogan comme Trump, selon un modèle que d’autres, au Brésil ou aux Philippine­s, ont poussé jusqu’au grotesque. Et tous tiennent pour acquis que la force aujourd’hui est centripète, qu’elle s'exerce dans le repli et dans le retour à l'ordre ancien.

Et c’est là qu’elle revient, la pandémie que nous avions cru pouvoir oublier en préambule. Le virus, qui semble sourd et aveugle, ce virus en vérité est doté de malice. Parce qu’il tend un miroir dans lequel nos forts de foire peuvent voir leur propre caricature. Le corona en effet est à la fois le reflet et l’allégorie d’une tendance lourde du temps présent, un temps de régression et de rétractati­on, de conservati­on voire de prédation, un temps du chacun chez soi, moi d’abord.

La pandémie est le modèle d'un temps de rétractati­on et de régression.

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