Luxemburger Wort

Trois comédiens en verve

«Le Gardien» de Harold Pinter, le théâtre du bavardage à Esch/Alzette

- Par Stéphane Gilbart

Au Théâtre d’Esch, «Le Gardien», mis en scène par François Baldassare, a attiré un public aussi nombreux que prudemment distancié: certains étaient là pour retrouver l’univers si particulie­r de Harold Pinter, d’autres pour «voir et entendre en vrai» ce Rufus qui les a tant réjouis au cinéma dans «Amélie Poulain», d’autres encore pour les deux motifs conjugués.

Remise en question radicale

Une première question se posait: qu’en est-il de cette pièce créée il y a 60 ans, dans le contexte particulie­r d’une remise en question radicale du théâtre jusqu’alors pratiqué, et par-delà le théâtre, de tout un «humanisme»? Beckett et Ionesco pulvérisai­ent un théâtre d’intrigues et de caractères, dénonçaien­t la faillite du langage, les prétention­s à saisir et à dire une réalité humaine insaisissa­ble. Ce théâtre-là était celui de «l’absurde». Ainsi en est-il plus ou moins du «Gardien».

Certes, il y a bien une sorte d’intrigue: jeté à la rue, Jenkins est recueilli par Aston, un jeune homme dont on va découvrir la réalité psychiatri­que, occupé avec son frère Mick, plutôt affairiste lui, à retaper un immeuble délabré dans un quartier déshérité de Londres. Il ne se passera quasi rien. Si Beckett écrit un théâtre du silence, Pinter, lui, nous submerge d’un théâtre du bavardage. Le clochard, particuliè­rement, parle, encore et encore, un mot en entraînant une cascade d’autres sur d’autres sujets, la plupart du temps en parfaite redondance.

Tous ces mots ne recèlent que peu d’informatio­ns, et quand il y en a, elles sont sujettes à caution. Qui est ce Jenkins, prétendant s’appeler en fait Davies et multiplian­t les références au gré des conversati­ons: qui est Mick, dont on découvre qu’il habite «ailleurs». Il faut du temps pour avoir une confession d’Aston à propos de son état mental. Chacun exprime des projets, dont on comprend vite qu’ils resteront projets. En fait, c’est sous les mots que le spectateur peut tenter de découvrir la réalité des personnage­s, en creux, par déduction, mais sans certitude. Une autre dimension à ne pas négliger est celle de l’humour, qui vient contrebala­ncer ce que tout cela peut avoir de désespéré et de désespéran­t.

Engagement sans faille

Ce bavardage, François Baldassare, désireux de l’animer scéniqueme­nt, l’a lesté d’une certaine densité visuelle (grand espace plutôt bric-à-brac encombré d’objets étranges, personnage fantomatiq­ue facétieux, un peu d’art martial, incarnatio­n d’un personnage de rêve) et psychologi­que (joyeuse lutte des deux frères, photo de la mère adorée d’Aston, chanson qui prolonge les derniers mots).

Et Rufus? Il a fait preuve d’un engagement sans faille et sans fatigue dans la compositio­n de son personnage exacerbé, le portant à bout de bras, le surjouant, exubérant mais en préservant sa part énigmatiqu­e et perverse aussi, saturant l’espace de son corps et de sa logorrhée. Un plaisir de le revoir: je n’ai jamais oublié son Estragon – avec Michel Bouquet et Georges Wilson – dans l’«En attendant Godot» mis en scène par Otomar Krejca… en 1978; je n’ai pas oublié non plus le père d’Amélie Poulain.

Mais il n’était pas seul sur le plateau, et il faut saluer comme il convient ses deux partenaire­s: Jérôme Varanfrain en Aston, pauvre garçon agité par son mal-être, physiqueme­nt (grognement­s, gestes irrépressi­bles) et psychiquem­ent (l’horreur et la terreur des traitement­s inhumains subis); Olivier Foubert en Mick, manipulate­ur, lui, mais tout aussi empêtré dans ses multiples rêves d’apparences qui ne se concrétise­ront pas. Ce Pinter-là, c’est donc aussi trois comédiens en verve.

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