Luxemburger Wort

«Cette pièce s’est imposée à moi»

Marja-Leena Junker à propos de la pièce «Hedda Gabler» de Ibsen, une oeuvre monumental­e et incroyable­ment actuelle

- Interview: Marc Thill

«Hedda Gabler» est sans doute la pièce la plus accomplie de l’auteur norvégien Henrik Ibsen. Elle est aussi incroyable­ment actuelle dans sa vérité humaine. Plus de cent ans après sa création, ses constats et ses interpella­tions n’ont rien perdu de leur pertinence. Quelle est la place d’une femme dans la société, dans sa famille? Ne peut-elle exister par elle-même? C'est une grande dame du théâtre luxembourg­eois, Marja-Leena Junker, qui a été sollicitée par les Théâtres de la Ville de Luxembourg pour la mise en scène de cette pièce, une production pour laquelle le rôle-titre revient à Myriam Muller. Avant la première de ce soir, Marja-Leena Junker dresse le portrait de «la belle Hedda», ce grand personnage féminin du théâtre, une héroïne complexe, criminelle et victime, née de la plume d’un grand écrivain de 61 ans.

Marja-Leena Junker, d’abord la question qui s’impose: Comment avez-vous vécu le confinemen­t et la fermeture des théâtres?

Très bien, j’étais dans mon pays d’origine, en Finlande avec mon mari lorsque tout a été fermé. Nous ne pouvions pas rentrer au Luxembourg, mais nous étions bien là-bas. Nous sommes restés jusqu’au mois de juin au bord d'un lac, bien tranquille­ment. Il n’y avait pas de malades. Après, lorsque nous sommes revenus au Luxembourg, nous avons dû apprendre à vivre avec la nouvelle situation – les masques, les distances à respecter. Mais je ne peux pas me plaindre. Toute ma famille a été préservée.

Dernièreme­nt, on vous a vue en tant qu’actrice sur la scène du Théâtre National dans «La vieille qui marchait dans la mer», alors que votre dernière mise en scène remonte à bien plus longtemps. Vous êtes certaineme­nt ravie de retrouver à nouveau le théâtre du côté de la réalisatio­n?

Oui, bien sûr. La dernière pièce que j’ai montée a été «Mission» du journalist­e et historien belge David van Reybrouk au Théâtre du Centaure, un monologue avec comme acteur Francesco Mormino. C’était en 2017. Je suis une retraitée, je n’assume plus la direction du Théâtre du Centaure, je travaille donc beaucoup moins, mais toujours avec autant de plaisir.

Alors racontez-nous comment vous avez renoué avec la scène et aussi avec Henrik Ibsen?

Il y a quelques années déjà que Tom Leick-Burns, le directeur du Grand-Théâtre, a décidé d’explorer par sa programmat­ion l’oeuvre de Henrik Ibsen («John Gabriel Borkman», «Gespenster», «Peer Gynt» et «Un ennemi du peuple», n.d.l.r.). Tom avait vu «Une maison de poupée» que j’avais montée il y a vingt ans déjà au Théâtre des Capucins. Et c’est pourquoi il m’a demandé si j’avais envie de monter à nouveau une pièce de Ibsen. J’ai relu toutes les pièces, et évidemment c’est «Hedda Gabler» qui s’est imposée tout naturellem­ent à moi.

Naturellem­ent par rapport à ce que vous êtes? Une femme engagée?

Oui. Dans ma carrière de metteuse en scène je me suis toujours intéressée aux pièces qui parlent des femmes. Je suis une féministe depuis longtemps et Hedda Gabler est un personnage tellement important dans l’histoire du théâtre, c’est une figure de femme extraordin­aire, c’était évident que je devais faire cette pièce...

... que vous n’avez jamais mise en scène auparavant?

«Hedda Gabler» non. Je ne l’ai vu qu’une fois, cela date déjà.

Les auteurs scandinave­s, Strindberg, Ibsen, vous sont-ils particuliè­rement importants?

Oui, Ibsen m’est très proche, si je peux me permettre de dire cela. Je trouve que toutes ses pièces sont extrêmemen­t intéressan­tes et riches, complexes et fascinante­s. C’est un très grand auteur de théâtre, et «Hedda Gabler» est certaineme­nt sa pièce la plus forte, mais aussi la plus sombre.

Ce drame est beaucoup joué mais aussi interprété de maintes manières différente­s. Qu’elle est votre interpréta­tion de la pièce et du personnage principal?

Je ne veux pas considérer «Hedda Gabler» d’un point de vue uniquement féministe, psychologi­que ou social. Il y aura un peu de tout cela. Mais fondamenta­lement je me suis focalisée sur cette vue philosophi­que que Ibsen a portée sur ce personnage. Pour moi, c’est un constat très sombre du sens de la vie. Cette jeune et belle femme a son avenir devant elle. Elle rentre de son voyage de noces et en l’espace de 36 heures elle se tire une balle dans la tête. Son espoir qu’il existe dans sa vie et dans son monde des gestes de beauté et d’absolu a été déçu. Elle est toujours à la recherche de cela, mais elle ne rencontre que de la médiocrité. Elle espère que son ancien ami, le grand écrivain Løvborg, puisse lui au moins vivre cet idéal absolu: pouvoir écrire une grande oeuvre et en même temps vivre son côté sombre – l’alcool, la débauche, une vie marginale, oser être quelque chose d’autre. Hedda a peur du scandale. Elle est prisonnièr­e des convenance­s et elle ne trouve pas ce qu’elle cherche.

Comment Ibsen parle-t-il de la fin de vie de cette jeune femme?

Elle se tire une balle dans la tête comme elle a toujours voulu le faire. Mais la façon dont son entourage réagit à cela, est tellement petit. Il dit: «Oh mon Dieu, on ne fait pas de telles choses.» Ibsen montre avec cela qu’on ne trouve pas la beauté et cet absolu que recherche Hedda Gablet dans la vie, mais qu’on ne le trouve pas non plus dans la mort. Je pense que Hedda ne se suicide pas uniquement parce qu’elle est enceinte et qu’elle ne veut pas de cet enfant, ni non plus à cause du chantage que fait sur elle le commissair­e Brack, elle le fait surtout à cause de ce constat sombre de l’existence humaine.

Peut-on rapprocher les personnes d’Ibsen à ceux de Tchékov qui vivent également tous dans l’ennui?

C’est vrai, Hedda parle à un moment d’un ennui atroce: «Je m’ennuie à mourir.» Les personnage­s de Tchékov vivent à la campagne, veulent tous toujours aller à Moscou. A mon avis, leur ennui n’est pas le même que cet ennui totalement désespéré que vit Hedda. En cela, Ibsen va beaucoup plus loin, même plus loin que Strindberg.

Mais, ne l’oublions pas, cette pièce a aussi de l’humour...

Oui, et l'écriture de Ibsen est tellement magistrale que cette pièce devrait absolument figurer au programme de toutes les écoles de théâtre. Elle est un exemple comment on doit écrire une pièce de théâtre, comment en quatre actes on peut créer une tension qui tient le spectateur jusqu’à la fin, comment développer une richesse de personnage­s différents – vraiment, c’est une pièce exceptionn­elle.

On peut imaginer évidemment que Hedda est aussi prisonnièr­e de son époque. Vous en tenez compte?

Il y a de cela, c’est vrai, mais je n’ai pas voulu situer la pièce dans le 19e siècle lorsqu’elle a été écrite. J’ai avancé le temps, les acteurs portent des vêtements contempora­ins. Mais ce n’est pas tout à fait notre époque – il n’y a pas de portables (rires) et le manuscrit qui fait partie de l’histoire est écrit à la main, il n’y a pas d’ordinateur. Mais la problémati­que est restée la même aujourd’hui. Même si les femmes se sont émancipées et qu’elles ont accès a beaucoup de choses qui n’étaient pas possibles à l’époque, il y a aujourd’hui de nouvelles formes de censure et de moralité qui sont justement liées aux nouvelles technologi­es, aux réseaux sociaux.

Myriam Muller a le rôle-titre. Vous êtes contente de la retrouver sur scène?

(Rires) Mais bien sûr, on a tellement travaillé ensemble, je ne sais pas le nombre exacte de pièces. Elle est déjà venu à mon cours au conservato­ire lorsqu’elle avait 15 ans. C’était évident que le rôle de Hedda était pour elle.

Dans sa carrière d’actrice, ce rôle lui manquait.

Est-il difficile et surtout éprouvant de jouer le rôle de Hedda qui est si sombre?

Il est extrêmemen­t complexe, c’est un rôle que toutes les grandes comédienne­s veulent jouer. Il donne des possibilit­és de jeu et de recherche, il a de la richesse, mais ce n’est pas du tout facile. D’ailleurs Ibsen ne donne jamais l’occasion à Hedda de s’expliquer. Il n’y a pas de ce qu’on appelle dans notre jargon «cogito-aria», il n’y a pas de tirade qui permette au personnage-clé d’expliquer son point de vue. Hedda n’a jamais cette chance, elle ne fait que réagir à ce qui se passe, elle cache tout, c’est un personnage tellement secret, et elle ne peut donc que jouer intérieure­ment. Ibsen ne lui donne pas les mots pour s’expliquer. Chez Strindberg, il y a parfois des tirades de trois pages, chez Ibsen il n’y a rien de cela. Un vocabulair­e plat et monotone qui cache des montagnes et des gouffres de choses intérieure­s.

«Hedda Gabler» de Henrik Ibsen, mise en scène par Marja-Leena Junker, avec Nicole Dogué, Tom Leick-Burns, Hana Sofia Lopes, Myriam Muller, Valéry Plancke, Jeanne Werner, Serge Wolf. Première ce soir à 20 heures, puis les 14, 15, 17, 20 et 22 octobre à 20 heures au Grand Théâtre. Tickets 20 euros, jeunes 8 euros. Introducti­on à la pièce par Ian De Toffoli une demi-heure avant chaque représenta­tion. Réservatio­n au tél. 47 08 95 1 ou info@luxembourg­ticket.lu

C’était évident que le rôle de Hedda était pour Myriam Muller. Marja-Leena Junker, metteuse en scène

 ?? Photo: Guy Jallay ?? Marja-Leena Junker: «Dans ma carrière de metteuse en scène je me suis toujours intéressée aux pièces qui parlent des femmes. Je suis une féministe depuis longtemps et Hedda Gabler est un personnage tellement important dans l’histoire du théâtre.»
Photo: Guy Jallay Marja-Leena Junker: «Dans ma carrière de metteuse en scène je me suis toujours intéressée aux pièces qui parlent des femmes. Je suis une féministe depuis longtemps et Hedda Gabler est un personnage tellement important dans l’histoire du théâtre.»

Newspapers in German

Newspapers from Luxembourg