Luxemburger Wort

Demandez l’impossible

Le nouveau roman d’Erri de Luca est une joute verbale entre deux hommes que tout sépare

- Par Marc Thill

Un homme face à son juge et les Dolomites italiennes pour scène de crime... Le nouveau roman de l’écrivain italien Erri de Luca est un exercice d’équilibre sans pareil pour un auteur singulier qui a été militant d’extrême gauche, puis ouvrier, mais qui a trouvé aussi dans la Bible la force de se lever chaque matin et qui règle surtout dans l’écriture ses comptes avec son passé tout en offrant au lecteur une oeuvre subtile et touchante.

Avec «Impossible», paru chez Gallimard et traduit de l’italien par Danièle Valin, Erri de Luca revient sur les «années de plomb» qui ont déchiré, il y a 30 ans, son pays. Il nous fait témoins d’un dialogue entre un prévenu et son juge d’instructio­n, un duel dont l’issue importe moins que la joute ellemême.

Cela se passe de nos jours. Un vieux militant qui a purgé sa peine et aime la randonnée est soupçonné d’avoir poussé dans le vide, lors d’une excursion dans les Dolomites, un ancien camarade de combat devenu délateur. Est-ce un hasard, une coïncidenc­e que les deux hommes se sont retrouvés sur ce chemin de haute montagne? Le doute plane. En tout cas pour le juge, qui pourrait être le fils de l’inculpé, c’est tellement improbable que cela en devient «impossible» – c’est cette impossibil­ité aux yeux de la justice qui donne au roman son titre.

C’est un condensé de philosophi­e. Erri de Luca questionne la liberté, la vengeance, la vérité, la trahison, le risque, la responsabi­lité, l’idéal, la fidélité à soi-même, l’engagement... Jusqu’où peut-on s’engager? Que signifie être irréductib­le? Faut-il, après avoir purgé sa peine, abjurer à sa cause, à ses idées? L’auteur fait sous-entendre que pour la justice une condamnati­on purgée ne suffit jamais. Le prévenu dit à son juge: «La peine sert à payer sa dette et à être quitte avec l’Etat, mais vous, vous voulez faire des créanciers à vie, c’est vous qui êtes irréductib­les, vous qui continuez au-delà des barreaux à exiger des désaveux de nos vies.»

Un livre sur la justice, l’amour et la montagne

Avec ce roman, qui pourrait être adapté aussi sur scène – une table, deux hommes qui s’affrontent uniquement par la parole – Erri de Luca montre à quel point il maîtrise l’art du suspense tout comme celui de la rhétorique. Son magistrat tente un dialogue de Socrate, il veut être l’accoucheur de la vérité en appliquant l’art de la maïeutique. Il donne de la corde au prévenu, l’encourage à parler, espérant qu’ainsi son adversaire finirait un moment par trébucher sur des contradict­ions.

Depuis sa cellule, le prévenu adresse des lettres à sa bienaimée. Par cette voie de l’échange épistolair­e, l’auteur participe activement à une littératur­e de prison dans laquelle l’accusé trouve un chemin d'expression qui échappe à la justice. Dans ses lettres, il parle d’amour et de liberté. Pour lui la liberté n’est pas de pouvoir quitter sa cellule et d’aller se promener, mais d’avoir toujours les mots pour dire à sa bien-aimée: «je te dis que je t’aime et je le fais continuell­ement. La liberté, c’est de nous garder ensemble même làdedans. Aucune cellule ne peut m’enlever cette liberté.»

Au-delà de la philosophi­e, de l'amour, de la justice, «Impossible» est aussi un roman de montagne. Premier de cordée sur le militantis­me révolution­naire et la fraternité, Erri de Luca assure également ses prises dans ce milieu alpin, il aime tutoyer les hauts sommets qui surplomben­t ce récit palpitant, pour lui le chamois est une créature, «dont la pure élégance est l’effet d'une intense surveillan­ce des dangers environnan­ts», sa fuite devient une danse...

A maintes reprises, le prévenu exprime d’ailleurs son admiration devant cet univers austère et hostile, un domaine qui mène aussi vers la métaphysiq­ue: «Je vais en montagne pour me retrouver à la frontière de la terre et du ciel».

L’auteur fait référence au livre de l’alpiniste français Lionel Terray «Les conquérant­s de l’inutile» pour ainsi souligner à quel point l'inutile peut avoir une valeur. Contrairem­ent à la vie économique où tout repose sur la partie double «donner et avoir», sur le profit et l'utile, aller en montagne, grimper, escalader, est un effort béni par l'inutile, car il n'est pas utile et ne cherche pas à l'être.

Eh bien, le bonheur est dans la marche, mais aussi dans la lecture, surtout de ce beau livre d'Erri de Luca.

«Impossible»,

Erri de Luca, Editions Gallimard 176 pages

16,5 euros

 ?? Photo: Guy Jallay ?? L’oeuvre d’Erri de Luca est irriguée de poésie, de résistance et de conviction­s.
Photo: Guy Jallay L’oeuvre d’Erri de Luca est irriguée de poésie, de résistance et de conviction­s.
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