Services publics à la dérive
Comment compliquer la vie des gens
Dans une monde qui change (slogan sorti des tiroirs à chaque crise majeure), tout semble être possible ou permis, quand on voit comment certains transforment, tels des prestidigitateurs, une crise en chance, conformément à une prétendue sagesse chinoise. Chance pour qui?
Je trouve déplorable, voire scandaleux, qu'en cette période de crise sanitaire, une entreprise de service public, notre bonne vieille poste, en profite subrepticement pour fermer d'abord «temporairement», puis, du jour au lendemain, définitivement une de ses agences, celle de Belair/Merl au boulevard Pierre Dupong.
Il s'agit, après tout, du deuxième quartier le plus peuplé de la capitale qui perd ainsi son agence, certes petite mais régulièrement fréquentée. Imaginez une localité de plus de dix mille habitants sans bureau de poste! Qui plus est, le distributeur de billets extérieur a été obstrué; on aurait au moins pu le laisser en fonction. Espérons qu'on pourra y accéder à nouveau.
La Poste invite ses clients laconiquement à aller faire leurs démarches de guichet soit au centreville, au boulevard Royal, où ils auront le privilège de faire la queue sur le trottoir, en plein chantier boueux et bruyant du tram, soit à la gare.
Pour l'agence du centre-ville, le bus (lignes 5 ou 6 venant de Merl) vous dépose pratiquement en face de l'agence. Mais pour la gare, le bus vous emmènera faire un joli détour par la passerelle avant de vous déposer à la place Wallis ou à Bonnevoie, à mille lieues de la gare centrale et de ses quartiers ouest (clinique Ste Zithe, p. ex.). Après, vous vous débrouillerez pour vous frayer un chemin à travers des chantiers de toutes sortes pour rejoindre la poste de la rue de Reims. Le réseau des bus est devenu une toile tentaculaire inextricable et incompréhensible pour le commun des mortels, décourageant d'office chaque client potentiel. Et plus il y a d'informations, moins on s'y retrouve.
La crise actuelle est manifestement le moment idoine pour opérer le changement depuis longtemps espéré: que les clients de la poste se mettent, enfin par la force des choses, chez eux derrière leur PC pour régler leurs affaires courantes et spéciales. On ne leur laisse désormais plus le choix ou si peu, en les obligeant au forceps à se plier aux nouvelles techniques, si faciles à hacker, on le constate régulièrement malgré les assurances données.
Mais je pense surtout aux personnes âgées ou handicapées, qui ne seront guère en mesure de faire ces déplacements en ville et qui n'arrivent pas ou difficilement à manier leur PC, s'ils en ont un! On nous facilite la vie, prétend-on de toutes parts. Mais c'est décidément, au nom de la rationalisation, tout le contraire pour une bonne partie de la population, dont aussi des jeunes. Tant pis pour ceux qui ratent le train du progrès, ils passeront à la trappe.
Il n'y a pas si longtemps, on ne jurait que par la «proximité» des services, ne serait-ce que pour garantir un minimum de vie économique et sociale dans les quartiers, maintenant c'est «rabatttezvous sur vos pénates», ne vous faites pas voir dehors et devenez invisibles pour la poste.
A la place, nous devenons des numéros ou des codes anonymes. C'est aussi sûr que deux et deux font quatre qu'au jour de la grande «panne» universelle, le contact physique et visuel entre humains se rétablira comme par miracle, et tout le monde reviendra sagement derrière ou devant les guichets qu'il faudra rouvrir à ce momentlà.
Cet effacement et cette éthérisation d'un service public se trouvent symbolisés à merveille dans l'abandon du majestueux Hôtel des postes à la rue Aldringen, disparu derrière des constructions modernes, immeuble prestigieux s'il en est, dont mainte grande ville à l'étranger s'enorgueillirait de l'avoir comme Poste. O tempora, o mores!
Jean Probst, Luxembourg