La leçon de Bach
Billet
En ces heures lourdes et sourdes la musique peut nous alester et nous élever, vers des sphères où des chérubins à chairs dodues chantent un choral de Bach et ce faisant nous tendent une clé d’accès à la liberté. Pourquoi Bach? Parce qu’en ce temps de claustration il est le plus salvateur des magiciens, nous montrant que de cordes trop pesantes il faut non pas se délier, mais les tendre assez pour les faire vibrer.
Il faut, pour saisir les voies de cette délivrance, voir le maître composant, ciselant quelque fugue pour l’édification de la chrétienté. Comment procède-t-il, le Cantor de Leipzig, quand son génie se délie? Il commence en Do, comme vous et moi. Du fondamental, de l’élémentaire, genre Méthode rose. Fessier bien calé sur son tabouret, Bach pose sa tonique tranquille puis entame une promenade en périphérie, sans trop s’éloigner d’abord, scherzando, Sol après détour par Fa, ajoutons un La mineur, allez, on reste en famille, la famille de Do, c’est ce qu’on nomme l’harmonie, quand les sons font bloc, en troupeau ma non troppo, énoncés à l’unisson.
Il est sûr de son coup le maître, avec cet air de ne pas y toucher quand il tisse un entrelacs à six voix, plume trempée dans le bénitier. Regardez-le bien pourtant, le vieux brigand. Cette lueur qui soudain s’allume dans son oeil, cet oeil torve, du sacristain qui va siphonner le vin de messe. C’est qu’il l’a usée jusqu’à la trame, sa gamme, et sait venu le moment d’une modulation originale. Une modulation audacieuse, inouïe même. Oserait-il dévier en Ré? Un intervalle de seconde donc, à l’orée de la dissonance, au bord de l’hérésie? Il ose! Il nous a enfumé d’harmonie, le vieux, Do Fa Sol, et là ex abrupto il nous plaque un Ré et c’est beau, c’est bon comme un péché, sublime comme un magnificat, jauchzet und frohlocket sans retenue car Dieu confiné n’a rien entendu.
On fait grief à Bach de constructions hermétiques, où l’on étouffe dans l’encens chromatique, dans une maison que les sots disent close. En vérité, par ses modulations indues, ses offenses à l’harmonie, Bach ouvre des fenêtres nouvelles sur l’univers, vers ces hauteurs où les angelots givrés agitent leurs grelots. Nous exhaussant par les voies les plus torses, Bach enseigne que la grâce s’obtient par l’oblique, le biais, l’écart à la famille.
Bach est un maître déviant, oui, par son art de la transgression. Un délinquant qui aujourd’hui serait en prison, pour détournement de mineures. Mozart va droit du La au coda, en carrosse à pompons, et nous ennuie par la perfection de ses trajectoires, quand Bach tend les fils les plus inattendus, d’une bobine jamais dévidée. En prison même il trouverait son bonheur, à jouer de ses limites, à tracer mille arabesques entre les murs du cachot.
Ecoutons Bach, tandis que Noël approche et que les restrictions nous accablent. Il nous apprend que la liberté est transcendance, qu’elle s’affirme à partir d’une finitude, sept notes seulement pour mille prodiges, qu’il faut être enchaîné d’abord pour s’arracher au Sol et décoller.