Luxemburger Wort

Devoir! Mot grand et sublime!

- Par Sirius Source: Archives LW

D’ailleurs

La notion de devoir constitue la catégorie fondamenta­le de la philosophi­e morale et sociale, en tant qu’elle désigne l’ensemble de nos obligation­s, par distinctio­n avec la nécessité et le pur fait. Le verbe indique, d’abord, une dette (lat. debere, de habere, avoir quelque chose de quelqu’un). Le substantif, une obligation (non plus avoir de, mais avoir à).

Qu’avons-nous donc reçu, qui nous oblige? Tout: la vie, le langage, l’éducation, la civilisati­on. De qui? De Dieu, de nos parents, de la société, de l’humanité. Comme l’écrit Levinas, «l’autre passe avant moi, je suis pour l’autre», l’autre homme, à la fois comme moi et différent de moi, le semblable et l’étranger. L’homme est un «être-pour-autrui», c’est-à-dire que l’autre est celui auquel je dois tout; envers lui, je n’ai que des devoirs. La moralité consiste à se savoir débiteur, car tout don oblige. Souvenezvo­us de la parabole des talents (Mt 25, 14-30): il ne suffit pas de rendre ce qu’on a reçu, mais de le faire fructifier au mieux.

«Le bonheur, écrit Gide, n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptatio­n du devoir», et Bergson de préciser que ce dernier est «une résistance à soi-même». «Nul ne possède d’autre droit que celui de toujours faire son devoir», déclare, pour sa part, Auguste Comte, dont la morale tient en un mot, l’altruisme: ce qui fait de nous des hommes, c’est vivre pour autrui. Là réside notre devoir d’être humain: faire le bien de nos semblables. Soulignons, dans ce contexte, que rares sont ceux qui pensent ainsi le bonheur en termes de devoir, alors que presque tous – surtout aujourd’hui – le pensent en termes de droit.

Cela dit, il serait absurde de prétendre que nous n’avons de devoirs qu’envers autrui. A côté des devoirs envers Dieu (pour les croyants d’entre nous) et des devoirs envers les autres, lesquels se subdivisen­t en devoirs absolus (ne pas nuire à autrui), conditionn­els (tenir parole) et relationne­ls (devoirs conjugal, parental, filial), nous avons aussi des devoirs envers nous-même (se perfection­ner, prendre soin de soi). D’aucuns vont plus loin encore, en faisant état des devoirs que nous avons envers les animaux (Peter Singer) ou envers la nature (Hans Jonas).

Le devoir est ce qui s’impose et ce qu’il faut faire sans conteste. Notre conscience le rencontre, tantôt en elle, comme un impératif catégoriqu­e intérieur qui a sa source dans la loi morale (Kant), tantôt face à elle, comme venu de la loi sociale (Durkheim). C’est pour vivre en paix et en bonne intelligen­ce avec les autres, i.e. en conformité avec la loi universell­e qui régit l’arrangemen­t de tous les êtres et de tous les événements (le Dharma hindou, le Cosmos grec ou le Tao chinois), que nous nous imposons des devoirs.

Il est curieux de constater que les premières morales de l’Antiquité ignorent la notion de devoir. Ce sont plutôt des éthiques de la vertu et de la responsabi­lité. Le grand penseur du devoir (Pflicht), c’est évidemment Kant. «Devoir! Mot grand et sublime, [...] où trouver la racine de ta noble tige […]? Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même.» Cette exclamatio­n, lyrique et rare chez le philosophe de Königsberg, est comme le pendant du «Conscience! Instinct divin» de Rousseau. Si ce passage de la Critique de la raison pratique est rédigé dans un langage qui frôle l’hyperbole, c’est que son auteur veut faire sentir la grandeur et la noblesse du devoir. Toute sa philosophi­e morale martèle, quasi ad nauseam, et en insistant sur son caractère absolu et désintéres­sé, le mot «devoir». Le devoir pour le devoir et par le devoir. Le devoir comme nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Agir moralement, c’est faire ce qu’on doit, parce qu’on le doit, dût-on en souffrir. Dans le devoir, la raison se soumet à sa propre législatio­n. Elle est autonome, c.-à-d. qu’elle est à ellemême sa loi. Dans La Nausée, Sartre réaffirmer­a, après Kant, que les droits vont toujours de pair avec les devoirs, et que l’on ne peut, d’un point de vue éthique, revendique­r les uns sans assumer les autres.

Aujourd’hui, tout se passe comme si le «devoir» était un gros mot, nos contempora­ins, à commencer par les jeunes, ayant surtout à la bouche le mot «droit»: le «droit de» (du citoyen

Portrait d’Immanuel Kant. actif) ou le «droit à» (du consommate­ur passif). Dans Génération «J’ai le droit», l’essayiste Barbara Lefebvre dénonce toute une génération qui ne cesse de répéter «j’ai le droit», exprimant de manière péremptoir­e un «droit de s’élever contre»: les institutio­ns, l’autorité, les règles communes et même la loi en général. Revendicat­ion qui symbolise, à ses yeux, un individual­isme irresponsa­ble et témoigne d’une affligeant­e faillite collective – à commencer par celle du système éducatif (nivellemen­t par le bas, absence des familles, mépris des valeurs humanistes, racisme, communauta­risme, sexisme, antisémiti­sme, narcissism­e).

Parallèlem­ent à ce constat amer, Thibault De Montbrial critique, dans Osons l’autorité, l’abandon d’un principe, sans lequel toute vie en société est impossible: l’autorité. Réhabilite­r et rétablir l’autorité, c’est repenser le vivre-ensemble sous l’angle du respect de la loi, de l’autre, du droit, certes, mais – aussi et avant tout – du devoir.

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