Le magistrat muselé
En Pologne, Igor Tuleya a été suspendu de ses fonctions par une chambre disciplinaire à la légitimité douteuse
Cheveux en brosse et lunettes rectangulaires d’où percent ses yeux bleus, le juge Igor Tuleya ne se larmoie pas sur son sort: il n’a plus le droit d’exercer ses fonctions depuis le 18 novembre dernier. Cela ne l’empêche pas, pour autant, de se rendre régulièrement au tribunal régional de Varsovie où il siège d’ordinaire en grande instance. «Je tiens à montrer que je suis présent, je passe voir mon directeur, le secrétariat, je demande s’il y a des nouvelles, je dis bonjour aux collègues, mais je n’ai accès à aucun dossier ni même à mon email professionnel.» Puis, il rentre chez lui, nous explique-t-il par visioconférence.
Une indépendance malmenée
Ce magistrat, qui n’a pas hésité à exprimer son opposition aux remaniements de la justice opérés en Pologne depuis le retour de la coalition gouvernementale du parti «Droit et Justice» (PiS), est dans le collimateur du pouvoir conservateur. De quoi expliquer, selon lui et ses avocats, les sanctions disciplinaires qui se sont abattues sur lui: la suspension de ses fonctions, une réduction de son salaire de 25 % et la levée de son immunité. «Le procureur peut donc désormais me condamner à la fin de la poursuite pénale.»
La procédure n’a pas encore démarré, mais elle pourrait très bien durer des années, maintenant que le juge Tuleya est sur la touche. A son issue, il est susceptible d’encourir jusqu’à trois ans de prison, mais le juge veut croire en la justice polonaise, même si l’indépendance de cette dernière est malmenée: «dans tout tribunal indépendant où je me défendrai, il ne peut y avoir d’autre verdict que 'non coupable'. Sauf s’il y a un tel changement chez les juges qu’ils aient peur jusqu’au point de ne pouvoir prononcer un verdict juste…», affirme-t-il.
C’est la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise qui a puni le juge Tuleya. Mise en place en 2017, cette institution n’est pas reconnue comme un tribunal par la Cour européenne de l’Union européenne à Luxembourg (CJUE), qui a intimé la Pologne, en avril 2020, de mettre cette chambre disciplinaire en pause jusqu’à un arrêt final. Sans succès… Le 3 décembre dernier, la Commission européenne rappelait encore la Pologne à son obligation de suspendre la chambre «dont l’indépendance et l’impartialité» ne sont pas garanties. Le pays a désormais un mois pour s’y plier.
«La constitution polonaise ne prévoit pas de telles juridictions en temps normal, elles ne sont envisageables qu’en temps de guerre», précise de son côté Igor Tuleya. Sans parler du fait que les juges qui siègent à la chambre ont été choisis par «un organe illégitime: le nouveau Conseil national de la magistrature». Et le juge d’expliciter: «L’ancien Conseil national de la magistrature a été d’une part prématurément remercié avant son terme officiel. Et les juges qui composent ce nouveau conseil ne sont pas des juges légitimes, ils ont été choisis par le parlement – et donc des politiciens, alors que la constitution dit qu’ils doivent être choisis par une majorité de juges. Enfin, ceux qui siègent à l’intérieur de la chambre disciplinaire sont soit d’anciens procureurs, soit des amis du ministre de la Justice», estime le magistrat.
La chambre disciplinaire reproche au juge Tuleya de ne pas avoir respecté le secret de l’enquête, autorisant la presse à assister à un procès, en 2017 sur les irrégularités du vote du budget 2016 au parlement polonais alors même que le procureur avait validé l’ouverture au public. Une accusation que réfute le juge, pour qui le public n’a rien appris de confidentiel ce jour-là.
Les autres juges voient ce qu’il se passe et commencent à avoir peur. Igor Tuleya, magistrat polonais
Une justice politisée par le pouvoir Il faut dire que le très ambitieux et radical Zbigniew Ziobro, ministre de la Justice, a lancé toute une série de «réformes de la justice», dès 2015, qui ont conduit la Commission européenne à lancer une procédure d’infraction en vertu de l’article 7 du traité pour non-respect de l’Etat de droit. En plus du tribunal constitutionnel, qui est désormais dominé par une majorité de juges favorables au pouvoir et du Conseil de la magistrature qui influe dans la nomination des juges, la Cour suprême a également été visée, ainsi que les tribunaux ordinaires (mais tous deux résistent encore à une mainmise totale). Enfin, depuis 2016, le ministre de la Justice est également procureur général.
En plus d’Igor Tuleya, deux autres juges ont également fait les frais de la chambre disciplinaire: Paweł Juszczyszyn a été suspendu de ses fonctions en février 2020, et Beata Morawiec est en instance de l’appel de la décision de suspension. «Ces cas dont je fais partie avec mes collègues sont intimidants, ils font l’effet d’une douche froide. Les autres juges voient ce qu’il se passe et commencent à avoir peur», résume le juge Tuleya.