Luxemburger Wort

Cette étincelle qui embrasa une génération

L’immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, comme allégorie d’une «révolution arabe» encore en cours

- Par Gaston Carré

L’histoire est bien connue désormais, et se récite chaque année comme un conte oriental. L’histoire de Mohamed Bouazizi, marchand de légumes à Sidi Bouzid en Tunisie. Au soir du 17 décembre 2010, accablé plus qu’à l’ordinaire par sa misère et les tracasseri­es policières qui l’empêchent de s'en extraire, ce jeune homme s’immole par le feu, produisant l'étincelle qui va embraser une génération entière. La «Révolution de Jasmin» débute, qui le 14 janvier provoquera la fuite du président Ben Ali, galvanisan­t les opinions arabes bien au-delà de la Tunisie: le «Printemps arabe» se propagea de l'Atlantique au Golfe persique, vers l'Egypte, la Libye, la Syrie, le Yémen, Bahreïn et même Oman.

Comment un épisode singulier devient-il emblématiq­ue d’une Histoire? Répondre à cette question reviendrai­t à percer le secret des mythes, la genèse des récits fondateurs. Ce que l’on sait par contre, c’est que pour devenir allégorie cet épisode doit animer plusieurs ressorts du temps où il advient. Ce que l’on sait, dans le cas tunisien, c’est que Mohamed est mort par coups croisés: une pauvreté qu’il ne supporte plus, le harcèlemen­t exercé par une police obtuse, émanation d’un Etat lui-même mesquin, l’humiliatio­n qu’inflige l’impuissanc­e conjuguée à la misère et, sans doute aussi, une sorte de fatigue de vivre en cette Tunisie qui stagne en toutes choses et n’a plus de quoi faire rêver les jeunes, qui sur leurs téléphones portables ne peuvent que voir en spectateur­s une modernité à l’oeuvre sans eux.

Des fruits énormes

Or le cas tunisien bien vite devient modèle, et partout ailleurs la rhétorique comme les comporteme­nts prennent pour référent le drame de Sidi Bouzid. Dans son expression la plus élémentair­e, le mouvement se dresse contre le chômage, l’incompéten­ce voire les

Des milliers de jeunes sont exaspérés par un «Orient décadent».

dérives des pouvoirs en place. Des pouvoirs qui pour partie s’exercent depuis des décennies, et qui en ce début de décennie 2010 vont apparaître comme des fruits trop mûrs, des fruits «pourris» qu’il est temps de faire tomber. C’est d’une suicidaire désespéran­ce face à ce «pourrissem­ent» que Mohamed Bouazizi devient le visage archétypal: des centaines de milliers de jeunes sont exaspérés par un «Orient» devenu trop vieux, un Orient décadent.

Et cette exaspérati­on dans un premier temps porte des fruits. Des fruits énormes, il faut le souligner, pour ne pas se laisser gagner par l’idée selon laquelle les soulèvemen­ts arabes auraient été des «révoltes pour rien». En Tunisie la «révolution» pousse Zine elAbidine Ben Ali à la sortie, et incite les proches Egyptiens à se soulever à leur tour contre le régime. Malgré la répression, ces derniers parviennen­t, prouesse proprement historique, à chasser Hosni Moubarak, ce potentat que l’on croyait inamovible. Les population­s du Yémen, du Bahreïn à leur tour grondent contre leurs gouverneme­nts. En Algérie, en Jordanie, en Arabie saoudite, au Maroc et à Oman, les chefs d'État et de gouverneme­nt lancent des réformes pour contenir tout mouvement révolution­naire.

L’Occident pourtant, avec le recul, considère ce Printemps avec un certain scepticism­e. Parce qu’il voulait accroire la chimère d’un «Orient» qui comme un seul homme terrassera­it ses vieux démons pour vivre un nouveau matin du monde. Or les matins vont être douloureux en Libye et en Syrie, où la révolution tourne aux bains de sang. En Libye, la rébellion contre le colonel Muammar alKadhafi, puis le massacre hideux de celui-ci ouvre la boîte de Pandore des irrédentis­mes: le pays connaît ce qu’a connu la Yougoslavi­e en Europe: la mort du «colonel», comme celle du «maréchal», libère tout ce que sa main de fer avait contenu, les aspiration­s centrifuge­s, le tribalisme, le clanisme, la volonté aussi de régler de vieux contentieu­x.

De l’espoir au carnage

Le même phénomène est à l’oeuvre en Syrie, mais son dictateur n’est pas assassiné, pas même chassé, Bachar al-Assad vit toujours et règne de même, après avoir réprimé le soulèvemen­t populaire avec une violence qui restera dans l’histoire récente comme un cas particuliè­rement odieux de crime contre l’humanité. La Syrie est ravagée par la guerre de tous contre tous, sous le regard morne d’Al-Assad qui depuis son palais règne sur un tas de cendre, lesté d’un bilan humain consternan­t tant en termes de morts qu’en nombre de personnes déplacées, exerçant sur l’Europe une pression qui sans doute n’est pas étrangère à ses sentiments pour le moins mitigés en regard d’un «printemps» dont les effets pervers tendent à occulter les succès initiaux.

Parmi les effets pervers: la montée ou la recrudesce­nce du radicalism­e islamiste, redoutable par la terreur qu’elle exerce, redoutable aussi par l’idée qu’elle ranime en Occident: la vieille idée selon laquelle l’autoritari­sme est, «dans ces pays-là», le seul rempart contre l’extrémisme. La revue Jeune Afrique résume en ces termes les fruits amers du Printemps: «Prospérant dans les provinces sunnites d’un Irak brisé par l’interventi­on américaine de 2003, Daesh bouscule les frontières, éclaboussa­nt de noir la carte de l’Asie et de l’Afrique, faisant couler le sang des innocents à Toulouse, Bruxelles,

Paris et jusqu’en Amérique. Les images de carnages, de supplices, de villes dévastées, celle du petit corps sans vie sur une plage turque d’Aylan ont renvoyé aux archives celles des foules en liesse du Caire, de Tunis, Tripoli, Homs, Sanaa et Manama». Faut-il pour autant fustiger les mouvements d’émancipati­on du Maghreb au Moyen-Orient?

Ce n’est qu’un début

D’Alep à Tunis, malgré les «hivers islamistes» et les «automnes réactionna­ires», les peuples en révolution savent maintenant la faiblesse des despotes et la force irrépressi­ble de leurs mobilisati­ons. Les révolution­s ont produit des acquis sur lesquels on ne pourra revenir, affirme le politologu­e libanais Ziad Majed. «La parole s’est libérée, les réseaux sociaux imposent la fin des censures, les gens s’intéressen­t à la politique et s’y impliquent. Des sujets tabous sont maintenant débattus: la place de la religion, celle des femmes, le rôle des institutio­ns militaires, les questions du confession­nalisme, des nationalis­mes, etc. Il y a un grand changement et, sous d’autres formes que dans l’euphorie des années 2011-2012, les génération­s qui le portent continuero­nt à résister.»

Mohamed Bouazizi, marchand de légumes à Sidi Bouzid, n’est pas mort en vain. Le feu qu’il a allumé a produit un souffle puissant, qui sans doute est durable. De sa mort est né un vocable aussi: «irhal!» (va-t-en!), une injonction à décamper qu’il faut évoquer ici pour souligner que le «dégagisme» dont le monde aujourd’hui se gargarise partout est d’origine tunisienne, né et propagé dans des régions du monde où il était inimaginab­le.

 ?? Photos: dpa/AFP ?? A droite Manoubia Bouazizi, mère de Mohamed Bouazizi, le marchand de fruits dont l'immolation déclenche un soulèvemen­t populaire en Tunisie et donne le coup d'envoi aux révoltes arabes.
Photos: dpa/AFP A droite Manoubia Bouazizi, mère de Mohamed Bouazizi, le marchand de fruits dont l'immolation déclenche un soulèvemen­t populaire en Tunisie et donne le coup d'envoi aux révoltes arabes.

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