Homo theologicus
D’ailleurs
La Vierge du Chancelier Rolin
(v. 1435), un tableau du peintre primitif flamand Jan van Eyck
(v. 1376-1441). Huile sur panneau, 66 x 62 cm. Musée du Louvre, Paris.
Depuis quelques décennies, la culture en Occident tient, pour l’essentiel, en trois mots: mode, design, divertissement. Or, cet humanisme séculier qui ne s’abreuve plus à la «grande culture», celle des arts et de la littérature, ne suffit pas à combler les attentes spirituelles. Comme disait Jean d’Ormesson, dans Dieu, sa vie, son oeuvre, «la science, la morale, l’histoire se passent très bien de Dieu. Ce sont les hommes qui ne s’en passent pas». Aussi, quand on ne croit plus en Dieu, ne faudrait-il pas croire que l’on ne croit plus en rien, mais bien que l’on croit, dès lors, en n’importe qui ou quoi. Exemple récent, qui corrobore ce que Nietzsche disait à propos des «idoles»: à la mort de Diego Maradona, certains journaux ont titré: «Dieu est mort»!
Un être humain ne peut pas ne pas croire. Ses croyances peuvent être sacrées, profanes, idéologiques ou scientifiques. Il s’agit d’un phénomène profondément humain. Dans le cas de la foi en Dieu, on peut apprendre à le découvrir en aimant sa famille. On peut aussi le rencontrer en passant de l’angoisse existentielle à l’extase mystique. «Aujourd’hui, sur la planète, 7 milliards d’êtres humains entrent plusieurs fois par jour en relation avec un Dieu qui les aide», écrit Boris Cyrulnik dans son dernier ouvrage Psychothérapie de Dieu, un merveilleux essai, lumineux et chaleureux, sur le rôle crucial que continuent de jouer le sentiment religieux et l’attachement à Dieu. Le neuropsychiatre voit dans la religion un «phénomène majeur […] qui structure la vision du monde, sauve un grand nombre d’individus, organise presque toutes les cultures», et «ne provoque d’immenses malheurs que lorsqu’elle se dérègle en fanatisme, en guerres de religion, en esprit de clan ou en langage totalitaire».
Tout se passe comme si la prophétie de Nietzsche avait été largement prématurée. «Dieu est mort (Signé: Nietzsche)». A cette célèbre formule, tant de fois répétée depuis un siècle, un quidam futé ne s’était-il pas plu à rajouter ce correctif: «Nietzsche est mort (Signé: Dieu)»? Le retour impétueux du religieux – sur fond d’une modernité épuisée, devenue une «cage d’acier» (Weber) -, auquel on assiste de nos jours donne tort à tous ceux – sociologues, historiens et philosophes, de Max Weber à Marcel Gauchet – qui, dans la foulée du «philosophe au marteau», s’accordaient sur le diagnostic de «désenchantement du monde», sur l’éclipse irrévocable de la présence divine dans le monde contemporain, et donne raison à Malraux qui prédisait que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas.
En témoigne la résurgence mondiale de toutes formes de religiosité: réveil de l’islam, essor tous azimuts de l’évangélisme protestant, renouveau du christianisme, renaissance de la religion orthodoxe en Russie et des religions en Chine, multiplication des Églises en Afrique… Partout prolifèrent sectes et autres NMR, «nouveaux mouvements religieux» voire parareligieux tel que les courants New Age ou Next Age. Partout on observe toute une constellation de spiritualités sui generis, de religions à la carte, de quêtes spirituelles en tous genres, d’offres de foi personnalisées, de croyances «vagabondes», syncrétiques, en ce qu’elles combinent sciences occultes, spiritisme, ésotérisme, mysticisme, astrologie, magie…
Dans son dernier livre, Le feu sacré, Régis Debray part de l’axiome que le «phénomène religieux» constitue un invariant des sociétés humaines. Le religieux aurait en effet pour source l’incomplétude inhérente à toute communauté humaine, incomplétude qui appellerait à une transcendance qui puisse la fonder et en assurer la cohésion. L’ancien compagnon de route du Che va même jusqu’à postuler une nécessité biologique de la croyance, fondant chez l’homme la possibilité d’agir et de parler. Quant à un Marcel Gauchet, auteur de La religion dans la démocratie, l’exacerbation actuelle du sentiment religieux est, ni plus ni moins, une riposte identitaire à la modernité.
Au lendemain des totalitarismes athées qui ont marqué de leur empreinte indélébile la première moitié du XXe siècle en Europe – régimes que d’aucuns ont qualifié, à juste titre, de «religions politiques» -, s’est posée, dans nos sociétés, et ce avec une acuité inédite, la problématique du sens. Est-ce à dire que nous aurions largement sous-estimé la puissance du religieux, que nous aurions été un peu vite en besogne en parlant en Europe (aux États-Unis, 97 % des citoyens se déclarent croyants!) de «société postchrétienne»? Aurions-nous oublié, obnubilés que nous sommes par le processus de sécularisation et rationalisation du monde, que tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État (tel que, par exemple, celui des Droits de l’Homme) sont des concepts théologiques ou évangéliques sécularisés, des sortes d’ersatz messianiques et eschatologiques des textes sacrés?
Le «désenchantement du monde» cher à Weber et auquel a succédé une véritable fièvre de ré-enchantement, peut-il être tenu pour responsable de la crise de sens, de la vacance de sens, des valeurs et des finalités que l’on déplore de nos jours – vacance que le religieux aurait pour vocation de combler en apportant un «supplément d’âme» (Bergson) à un monde «moderne» qui en serait cruellement dépourvu?