Luxemburger Wort

Parlons prison

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La semaine dernière je vous ai parlé de deux romans, celui de Jean-Paul Dubois «Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon», puis celui d’Erri de Luca, «Impossible». Leur point commun? Dans les deux, les narrateurs se trouvent en prison. Alors pour une fois, parlons de prison!

Chez Jean-Paul Dubois elle prend la forme d’un grand appareil digestif, elle «nous avale, nous digère et, recroquevi­llés dans son ventre, tapis dans les plis numérotés de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons». C’est surtout la nuit que la prison amorce sa lente digestion et que tous les hommes qui l’habitent disparaiss­ent dans les oubliettes communes. Sous cet angle l’emprisonne­ment ne peut avoir qu’une odeur déplaisant­e, ce sont «des remugles de macération de mauvaises pensées, des effluves de sales idées qui ont traîné un peu partout, des relents aigres de vieux regrets» constate le narrateur qui conclut: «L’air libre, par définition, n’entre jamais ici».

Erri de Luca, dans «Impossible», envoie un ancien révolution­naire à la prison, un vieil homme qui se retrouve, bien des années après son appartenan­ce à des mouvements terroriste­s, de nouveau devant la justice et derrière les barreaux. Il est accusé d’avoir poussé dans le vide – sur un sentier escarpé des Dolomites – un de ses anciens camarades qui jadis l’avait dénoncé dans le but d’obtenir une réduction de peine et une remise en liberté. Dans une lettre à sa bien-aimée il décrit sa vie en prison, dans ce «lieu pour hommes seuls», «un monastère sans prières», car les moines s’en remettent aux avocats et ce sont eux qui s’occupent des prières: «La pièce qui m’accueille vingt-trois heures par jour s’appelle cellule d’isolement, mais elle ne m’isole pas du tout de toi et de ce qui compte pour moi.

J’ai vécu dans des endroits plus inconforta­bles. J’ai du papier, un stylo et du temps. Je fais de la gymnastiqu­e, je répète mentalemen­t ce que je sais, chansons, vers, proverbes.» Puis, dans une deuxième lettre, toujours pour «Ammoremio», le prisonnier constate que l’isolement qu’on imagine silencieux ne l’est pas du tout. «En fait le couloir des autres cellules est plein de vacarme, il résonne de cris et de bruits de ferraille en tout genre.» Pendant son isolement, le narrateur a pu développer son écoute, il arrive même à entendre les cafards: «Je les entends courir la nuit comme des buffles dans une prairie. (...) J’entends la petite cuillère tourner dans la tasse du gardien de nuit audelà du couloir et des portes.»

Une troisième prison, que je voudrais vous faire visiter, est une prison sous couvert de service militaire que 94 étudiants doivent accomplir comme punition pour avoir manifesté pacifiquem­ent dans les rues des grandes villes du Maroc en mars 1965 sous le règne du roi Hassan II. Parmi eux, l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun qui, dans son récit «La punition», raconte ce calvaire. La première arme de ses geôliers c’est l’humiliatio­n, constate le romancier, qui se réfugie dans ses souvenirs de lectures: «Je ne sais pas si je récite fidèlement ce que j’ai lu ou si j’invente les phrases. Je pense à Dostoïevsk­i, à Tchekhov, à Kafka, à Victor Hugo...» Par son frère il se fait offrir un livre, «Ulysse» de James Joyce: «J’adorais avaler des pages, très bien écrites, dans ce cadre qui annulait tout ce qui pouvait rappeler la culture, l’intelligen­ce». Peut-on douter encore, que l’évasion se fait surtout par l’esprit, par le livre? mt

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