Langage et intersubjectivité
D’ailleurs
Et si l’on parlait langage? Ce langage sur le langage ou métalangage s’appelle la linguistique. Or, il est une dimension du langage que la linguistique contemporaine a valorisée d’une manière tout à fait exceptionnelle, c’est l’intersubjectivité, telle qu’elle se manifeste à travers le dialogue. Le sujet parlant est en effet un être en situation dialogale. Le langage est un phénomène dialectique. L’existence du je implique celle du tu.
La source de notre finitude est l’altérité. L’homme se découvre à travers l’autre. Il découvre assez paradoxalement sa propre identité dans l’identité de l’autre. C’est donc bien en dialoguant que l’homme prend conscience de sa finitude. Aussi le dialogue vivant est-il sans doute le fait fondamental du langage, sa quintessence, sa «substantifique moelle». Par rapport à lui, la littérature fait figure d’entité sclérosée, et l’écriture – n’en déplaise à Derrida – de maison d’arrêt.
Cette manière pour ainsi dire «phénoménologique» de voir les choses du langage doit beaucoup à Wilhelm von Humboldt (1767-1835), en qui la plupart des spécialistes saluent au demeurant le père de la philosophie du langage. L’énoncé linguistique et son intelligence, argumente le Sage de Tegel, ne sont possibles que parce que la langue est, de manière entièrement innée, présente en chacun de nous. Le langage procède de l’instinct de sociabilité, en ce sens que le dialogue est caractéristique de la situation archétypique de l’homme en tant qu’animal sociable, au même titre que le pronom personnel est l’archétype de toute grammaticalité.
Qui plus est, poursuit Humboldt, la dichotomie locuteur-interlocuteur n’est pas propre au dialogue. Elle existe aussi au niveau de la pensée. Celle-ci, en effet, n’est pas un monologue, mais un dialogue intérieur dans lequel l’homme parle tantôt à un interlocuteur fictif, tantôt à lui-même comme si c’était un autre homme. La pensée la plus solitaire ne peut se passer d’un interlocuteur, fût-il purement imaginaire; elle possède un caractère éminemment intersubjectif, en ce sens que le moi qui pense et qui parle – deux opérations qui en fait n’en font qu’une – suppose un toi qui l’écoute et le comprend. Le concept n’atteint à la détermination parfaite et à l’objectivité ultime que lorsqu’il est projeté à l’extérieur et réfléchi par une conscience distincte de celle qui l’a produit. Point de conceptualisation sans dialectique intersubjective! Au cogito cartésien Humboldt nous invite à substituer en quelque sorte un cogitamus. Or, il va sans dire que le langage est ici l’instance de médiation, le facteur de rapprochement et de communication qui permet de franchir la barrière du dualisme du moi et du non-moi (toi, non-toi, lui). Il est à la fois le pouvoir qui instaure le dualisme locuteur-interlocuteur et le pouvoir qui permet de surmonter celui-ci. Ce qui n’est pas si étrange que cela, à condition de penser le langage dialectiquement. Or, le langage est par essence dialogal. Le dialogue, c’est le langage en situation (vécue). C’est même la situation primordiale, archétypique du langage. L’intersubjectivité est la dimension première de la parole. L’existence du moi implique celle du toi comme d’un complément indispensable à son ipséité, comme d’un alter ego.
La chose pensée est objet pour un sujet. Mais cette scission est subjective et idéelle. Elle n’atteint à l’objectivité réelle qu’à partir du moment où le sujet aperçoit l’idée hors de lui, dans un autre sujet pensant qui la lui réfléchit. Or, où se manifeste avec le maximum de pertinence grammaticale l’intersubjectivité linguistique si ce n’est dans l’interdépendance des pronoms personnels, éléments primitifs du langage ? Les pronoms matérialisent les coordonnées du langage in situ. L’archétype dialogal abstrait du langage est concrétisé par la dialectique pronominale je-tu (alter ego) – il (non-moi et non-toi) en tant que fait linguistique originel. Ainsi, la source ultime, l’ultima ratio du sens, c’est un visage, le visage de l’autre qui m’interpelle, comme dit Emmanuel Levinas.
Dans cet ordre d’idées, l’opposition dialogue-monologue s’avère factice, le soliloque étant un dialogue qui s’ignore. En monologuant, je parle en effet à moi-même. Déjà Platon avait compris que le monologue n’est qu’un mode particulier du dialogue, et non l’inverse. Ne définit-il pas en effet la pensée comme le dialogue intérieur par lequel l’âme s’entretient avec elle-même (Théétète 189 e)? Si important est le langage pour l’homme que ses plus importantes décisions, il ne les prend pas à la faveur d’une pensée inconsciente et informulée, mais sous la forme du dialogue avec lui-même où, au fond de lui, il retrouve, comme un interlocuteur secret, la voix de sa conscience.