Les Bienveillants
Billet
On dit que le virus ronge le tissu social. Qu’il nous éloigne les uns des autres, parce qu’il nous cloître, chacun chez soi, non pas calfeutré, ce qui serait doux, mais claquemuré, les murs une claque et le froid, quand est rongé le tissu social. On dit que nul dans ces conditions ne songe plus à son prochain, à faire oeuvre de bienveillance et de dévouement. C’est faux.
C’est faux, oui, et je suis frappé quant à moi de l’intérêt qu’on me porte, du bien qu’on me veut et des bienfaits qu’on me dispense, sans cesse des bienfaisants sont penchés sur ma solitude, soucieux de mon alimentation, de mes loisirs, de mon corps, de mon âme même, quand de l’écran de mon smartphone surgit la horde youtubée des experts et des coachs, des instructeurs et des maîtres-queux.
D’éminents sauciers ainsi me livrent leurs recettes. Ils portent des noms à particule, façon vieille France, touillent aux enseignes les plus prestigieuses mais n’hésitent pas à me dévoiler, à moi seul, le «secret» de leur pintade aux girolles, une recette «gourmande» et «réconfortante», pour la joie de ma chair et le salut de mon âme. Plus réconfortants encore: les petits plats «malins» de Paulette ou Maïté, ménagères ordinaires, qui bonne pâte me convient à leurs fourneaux pour la confection d’un lapin aux poireaux.
Nourri et réconforté, il me faut traiter les méfaits de mes excès. Arrivent alors les «coach», en «body» ou en «legging», pour une séance de «gainage», de pilatesse ou de «freeride» à travers le salon. C’est une nuée, les coach, il en arrive de partout, biceps huilés et mâchoire carrée, qui eux aussi me dévoilent, à moi seul, des «secrets» qui jusqu’alors étaient réservés aux unités d’élite de l’armée américaine.
Gavé et gainé, il faut se divertir et s’instruire. C’est l’entrée des artistes, des pédagogues facebookés, pianistes ou guitaristes il en vient de partout, de ces bienveillants qui forts d’une gamme de do vous offrent le boogie-woogie en 20 minutes ou l’art de la Strat désaccordée, open tuning façon Keith Richards, avec tablatures et relevés doigts dans le nez.
Richards, Paulette et Pilatès, tous chez moi, pour moi, sans cesse, tant de sollicitude génère du stress mais le stress génère yogis et gourous, il en arrive de partout, c’est étonnant le nombre des spécialistes en relaxation, en «stomach vacuum», maîtres de l’illumination en apnée, qui en position de lotus veillent à mon éveil spirituel, et quand je suis bien éveillé je reçois les experts du placement financier, on se soucie de mes avoirs comme de mon être, il en vient de partout, des conseillers expérimentés, tradeurs en cryptomonnaies ou consultants en cybersécurité, outre les coach officient des «skillers», experts spécialisés, le serialskiller est un consultant polyvalent, si on le like bien il est influenceur, s’il influence beaucoup il est KOL, «key opinion leader», le top, avec des milliers de «followers» qui tous défilent dans mon salon, où formé et coaché, au chaud dans mon tissu social, je suis plus entouré que jamais par tous ces gens qui me veulent du bien pour rien.