Luxemburger Wort

Un poète de la boue et de l’or?

Les 200 ans de Charles Baudelaire, à la fois poète et journalist­e, critique d’art et traducteur

- Par Franck Colotte

récemment, le poète qui va à l’essentiel, rejoignant la poésie en son essence? Lequel est le «vrai» Baudelaire? Chaque lecteur, chaque penseur, intellectu­el ou poète trouve(ra) une réponse en fonction du regard qu’il porte sur cet écrivain composite et prismatiqu­e, aussi divers qu’ondoyant (pour reprendre la formule de Pierre Charron, disciple et ami de Michel de Montaigne).

L’Oeil de Baudelaire

Baudelaire a su le premier se nourrir de la société et des passions de son temps pour créer la beauté, d’où est née sa poésie, étonnammen­t moderne.

«Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)» écrit-il dans «Mon coeur mis à nu».6 Baudelaire entra en effet dans le monde des lettres en 1845/1846 en tant que critique d’art. Le Salon de 1845 est le premier écrit signé de son nom et publié sous forme de livret. Ses écrits portent aussi sur les Salons de peinture de 1845, 1846 et 1859, ces exposition­s d’artistes contempora­ins étant de véritables événements qui drainent au Louvre des centaines de milliers de visiteurs. Ces essais critiques témoignent du rôle prédominan­t que la critique d’art a pu jouer dans la formation de son regard et de son univers esthétique. L’exposition intitulée «L’oeil de Baudelaire», qui s’est tenue à Paris, au Musée de la vie romantique tenta de lui rendre hommage en mettant en relief ces aspects de sa production de critique artistique. «Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’histoire dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieus­e qui peut y être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit» écrivit Baudelaire dans «Le Peintre de la vie moderne».8

À travers «Les Fleurs du Mal», la beauté hante l’oeuvre poétique de Baudelaire. Pourrait-on même considérer qu’elle est son unique sujet? «L’esthétique de la boue»9 qu’il cultive renvoie à l’appendice aux «Fleurs du mal», dans lequel il écrit «Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or». Il développe ainsi le sens de l’oxymore du titre qu’il a choisi pour son recueil et ouvre son laboratoir­e à son lecteur. Or, quelle dialectiqu­e peut-on établir entre l’or et la boue? Dans le poème intitulé «Allégorie»10, une prostituée «femme belle et de riche encolure / Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure», l’emporte sur la Débauche et la Mort par sa beauté et sa fierté. Elle représente donc la victoire de la beauté dans le monde du vice. À l’inverse, dans «Un Voyage à Cythère»11, notre poète dénonce l’illusion d’un beau lyrique et heureux tout en révélant l’omniprésen­ce de la douleur et du macabre.

Semblable au voleur de feu que fut Prométhée, le poète, vivant à l’écart des hommes et malheureux dans un monde qui ne le comprend pas, se doit de (re)donner du sens à ce qui ne semble pas en avoir. Dans une telle optique, n’écrivit-il pas dans «L’Art romantique» que «c’est l’un des prodigieux privilèges de l’Art que l’horrible puisse devenir beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme»? Cette formule se révèle fondamenta­le pour comprendre l’esthétique baudelairi­enne de la «transsubst­antiation». Baudelaire place cependant dans sa poésie un nouveau principe transcenda­nt: la beauté qui «trône dans l’azur» («La Beauté»). Se vouer à cette divinité lointaine «comme un rêve de pierre», altière et menaçante – «mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour», dit-elle dans cette prosopopée: telle est la tâche réservée au poète, telle est sa véritable vocation. L’acte de transsubst­antiation transforme la médiocrité du monde et la souffrance qui en résulte, c’està-dire le «mal», en beauté, c’est-à-dire en «fleur».

C’est peut-être précisémen­t de cet acte de transsubst­antiation dont le lecteur, même s’il a conscience que le poète est «le plus triste des alchimiste­s» (parce que la douleur qui est en lui peut inverser le processus), a besoin. À Baudelaire qui écrivait jadis, dans son «Épigraphe pour un livre condamné» : «Lecteur paisible et bucolique (…)/ Lis-moi, pour apprendre à m’aimer»13, ce dernier, enfoncé voire engoncé dans une époque où les pandémies prolifèren­t (celle des déviances et des «virus» en tous genres), ne saurait que répondre par l’affirmativ­e. «Tout est partagé en Baudelaire, qui reste inclassabl­e, irréductib­le à toute simplifica­tion. Respectons ses contradict­ions»: c’est par ces termes qu’Antoine Compagnon achève son livre intitulé «Un été avec Baudelaire».14 Ce à quoi nous pourrions ajouter: «Et relisons ses oeuvres afin de constituer un lecteur-alchimiste capable de séparer le bon grain de l’ivraie».

www.item.ens.fr/baudelaire/

«La Folie Baudelaire», Paris, NRF/Gallimard, 2008, p. 31-32 – tr. fr. par Jean-Paul Manganaro ibid. p. 32

Antoine Compagnon, «Baudelaire devant l’innombrabl­e», Paris, PUPS, 2018, p. 8

OEuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèq­ue de la Pléiade», 1975, «Journaux intimes», p. 649 ibid., «Journaux intimes», p. 701

De septembre 2016 à janvier 2017

«La Modernité», dans OEuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèq­ue de la Pléiade», 1976, p. 694-695).

Tel fut aussi le titre d’une des émissions «Les Chemins de la philosophi­e» qu’anima Adèle Van Reeth en avril 2019 sur France-Culture

OEuvres poétiques, vol. I, op. cit., p. 116 ibid, p. 117-119

«L’Art romantique», Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier» 1931, p. 142

OEuvres complètes, vol. I, p. 137

Antoine Compagnon, «Un été avec Baudelaire», Paris, Edition Des Equateurs/France Inter, 2015, p. 170

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