Un poète de la boue et de l’or?
Les 200 ans de Charles Baudelaire, à la fois poète et journaliste, critique d’art et traducteur
récemment, le poète qui va à l’essentiel, rejoignant la poésie en son essence? Lequel est le «vrai» Baudelaire? Chaque lecteur, chaque penseur, intellectuel ou poète trouve(ra) une réponse en fonction du regard qu’il porte sur cet écrivain composite et prismatique, aussi divers qu’ondoyant (pour reprendre la formule de Pierre Charron, disciple et ami de Michel de Montaigne).
L’Oeil de Baudelaire
Baudelaire a su le premier se nourrir de la société et des passions de son temps pour créer la beauté, d’où est née sa poésie, étonnamment moderne.
«Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)» écrit-il dans «Mon coeur mis à nu».6 Baudelaire entra en effet dans le monde des lettres en 1845/1846 en tant que critique d’art. Le Salon de 1845 est le premier écrit signé de son nom et publié sous forme de livret. Ses écrits portent aussi sur les Salons de peinture de 1845, 1846 et 1859, ces expositions d’artistes contemporains étant de véritables événements qui drainent au Louvre des centaines de milliers de visiteurs. Ces essais critiques témoignent du rôle prédominant que la critique d’art a pu jouer dans la formation de son regard et de son univers esthétique. L’exposition intitulée «L’oeil de Baudelaire», qui s’est tenue à Paris, au Musée de la vie romantique tenta de lui rendre hommage en mettant en relief ces aspects de sa production de critique artistique. «Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’histoire dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui peut y être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit» écrivit Baudelaire dans «Le Peintre de la vie moderne».8
À travers «Les Fleurs du Mal», la beauté hante l’oeuvre poétique de Baudelaire. Pourrait-on même considérer qu’elle est son unique sujet? «L’esthétique de la boue»9 qu’il cultive renvoie à l’appendice aux «Fleurs du mal», dans lequel il écrit «Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or». Il développe ainsi le sens de l’oxymore du titre qu’il a choisi pour son recueil et ouvre son laboratoire à son lecteur. Or, quelle dialectique peut-on établir entre l’or et la boue? Dans le poème intitulé «Allégorie»10, une prostituée «femme belle et de riche encolure / Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure», l’emporte sur la Débauche et la Mort par sa beauté et sa fierté. Elle représente donc la victoire de la beauté dans le monde du vice. À l’inverse, dans «Un Voyage à Cythère»11, notre poète dénonce l’illusion d’un beau lyrique et heureux tout en révélant l’omniprésence de la douleur et du macabre.
Semblable au voleur de feu que fut Prométhée, le poète, vivant à l’écart des hommes et malheureux dans un monde qui ne le comprend pas, se doit de (re)donner du sens à ce qui ne semble pas en avoir. Dans une telle optique, n’écrivit-il pas dans «L’Art romantique» que «c’est l’un des prodigieux privilèges de l’Art que l’horrible puisse devenir beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme»? Cette formule se révèle fondamentale pour comprendre l’esthétique baudelairienne de la «transsubstantiation». Baudelaire place cependant dans sa poésie un nouveau principe transcendant: la beauté qui «trône dans l’azur» («La Beauté»). Se vouer à cette divinité lointaine «comme un rêve de pierre», altière et menaçante – «mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour», dit-elle dans cette prosopopée: telle est la tâche réservée au poète, telle est sa véritable vocation. L’acte de transsubstantiation transforme la médiocrité du monde et la souffrance qui en résulte, c’està-dire le «mal», en beauté, c’est-à-dire en «fleur».
C’est peut-être précisément de cet acte de transsubstantiation dont le lecteur, même s’il a conscience que le poète est «le plus triste des alchimistes» (parce que la douleur qui est en lui peut inverser le processus), a besoin. À Baudelaire qui écrivait jadis, dans son «Épigraphe pour un livre condamné» : «Lecteur paisible et bucolique (…)/ Lis-moi, pour apprendre à m’aimer»13, ce dernier, enfoncé voire engoncé dans une époque où les pandémies prolifèrent (celle des déviances et des «virus» en tous genres), ne saurait que répondre par l’affirmative. «Tout est partagé en Baudelaire, qui reste inclassable, irréductible à toute simplification. Respectons ses contradictions»: c’est par ces termes qu’Antoine Compagnon achève son livre intitulé «Un été avec Baudelaire».14 Ce à quoi nous pourrions ajouter: «Et relisons ses oeuvres afin de constituer un lecteur-alchimiste capable de séparer le bon grain de l’ivraie».
www.item.ens.fr/baudelaire/
«La Folie Baudelaire», Paris, NRF/Gallimard, 2008, p. 31-32 – tr. fr. par Jean-Paul Manganaro ibid. p. 32
Antoine Compagnon, «Baudelaire devant l’innombrable», Paris, PUPS, 2018, p. 8
OEuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, «Journaux intimes», p. 649 ibid., «Journaux intimes», p. 701
De septembre 2016 à janvier 2017
«La Modernité», dans OEuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1976, p. 694-695).
Tel fut aussi le titre d’une des émissions «Les Chemins de la philosophie» qu’anima Adèle Van Reeth en avril 2019 sur France-Culture
OEuvres poétiques, vol. I, op. cit., p. 116 ibid, p. 117-119
«L’Art romantique», Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier» 1931, p. 142
OEuvres complètes, vol. I, p. 137
Antoine Compagnon, «Un été avec Baudelaire», Paris, Edition Des Equateurs/France Inter, 2015, p. 170