Défense et illustration du libéralisme politique
La philosophie politique de Norbert Campagna
cations très générales, purement formelles et vagues. Que signifie p.ex. la loi qui dit que les humains sont obligés d'agir de façon juste? Tout le monde n'a pas le même avis sur ce que veut dire 'être juste' dans telle ou telle situation particulière. Le concept de justice a besoin d'être interprété de façon à éviter une anarchie cacophonique qui ferait finalement retomber le libéralisme de l'hétéronomie au niveau du libéralisme de l'indépendance. Mais qui d'autre que l'homme est susceptible et capable d'opérer cette interprétation et d'énoncer la signification concrète des différentes obligations ? Selon Norbert Campagna, le libéralisme de l'hétéronomie conduit de cette façon pour ainsi dire lui-même à une autonomie des hommes en matière normative.
Rappelons le problème à résoudre: Peut-il y avoir un type d'obligation qui lierait la volonté des individus sans pour autant que par là la liberté de ces individus soit indûment restreinte, c'est-à-dire contraire aux exigences de la raison? La solution se trouve selon Norbert Campagna dans ce qu'il appelle le libéralisme de l'autonomie. D'après celui-ci, qui correspond en cela tout à fait au postulat fondateur de la modernité, il n'y a dans le monde ni obligations, ni devoirs, ni interdictions. Toute norme est produite par les hommes euxmêmes : ils sont autonomes, au sens originaire de ce terme. Mais se repose néanmoins le problème de savoir comment concilier ces normes, certes créées par les hommes, avec la liberté de ces derniers. Une norme est et reste bien une norme, elle oblige et contraint.
La solution à ce problème s'acquiert en deux temps. Il s'agit d'abord de comprendre que l'acte même de poser des normes comporte une limite interne. En effet, l'acte d'énonciation d'une obligation à l'égard de quelqu'un: «Tu dois faire ceci ou cela» ne contient pas seulement un impératif, mais implique en même temps, pour être valable et acceptable, l'obligation de justifier cette obligation: «Je me sens justifié de te dire que tu dois faire ceci oui cela ». Or, cette justification, conformément au postulat de la modernité, ne peut évidemment pas s'appuyer sur une quelconque autorité ou tradition, mais seulement sur la raison. Et cela veut dire que cette justification a forcément la forme d'une argumentation rationnelle qui doit être telle qu'elle peut être reconnue par son destinataire. Il est clair que ce dernier a, quant à lui, la possibilité de réfuter l'obligation qui lui est imposée, à condition évidemment de le faire lui aussi sur la base d'une argumentation rationnelle qui puisse elle aussi être reconnue.
Pour autant, le problème de la compatibilité entre l'imposition de normes et l'autonomie n'est pas encore résolu. En effet, il ne suffit pas que l'impératif d'un seul individu soit reconnu comme justifié par son destinataire. Ce n'est pas pour rien qu'il a été question d'argumentation rationnelle. Or, la raison moderne et autonome comporte, pour l'essentiel, une exigence d'universalité. N'est justifiée c'est-à-dire rationnelle une argumentation que si elle est universellement valable, c'est-à-dire reconnue par tous les sujets rationnels, et pas seulement par tel ou tel destinataire individuel. Comme l'écrit Norbert Campagna à propos de la justice: «N'est juste que ce que l'humanité entière peut reconnaître comme juste» (DNV 208).
Ici surgit cependant une dernière difficulté: Comment l'universalité d'un argument peutelle ainsi être vérifiée vu que l'ensemble des sujets rationnels ne peut jamais être présent dans sa totalité pour participer à la discussion publique de telle ou telle norme et se prononcer sur sa validité? La réponse à ce problème consiste à envisager non pas l'universalité factuelle d'une argumentation, vu qu'elle est impossible, mais mais son universabilité. Cette dernière se réfère à «un auditoire potentiellement universel...(qui) n'existe toujours que comme horizon normatif» (DNV 198). Ou pour le dire en termes kantiens: Le consensus universel légitimant une norme est une 'idée régulatrice'.
Une conséquence de cette conception est évidemment qu'il ne peut y avoir à aucun moment précis une «justification absolue» (DNV 203). Mais selon Norbert Campagna, ce serait une erreur de «penser que toute justification qui n'est pas absolue est, par là même, sans valeur» (DNV 206). Sa valeur tient au fait qu'elle réfère à cette sorte de transcendance immanente, et non extérieure comme Dieu ou la Nature, qui est justement la communauté de communication idéale telle qu'en parle Jürgen Habermas. Elle n'existera sans doute jamais réellement, mais dès maintenant elle peut jouer le rôle de critère pour juger si une norme est justifiée. Elle peut exercer ce pouvoir également pour assurer le passage d'une norme jugée finalement comme non digne de reconnaissance vers une norme pouvant être considérée comme davantage recevable.
C'est dans le cadre de ce libéralisme de l'autonomie que Norbert Campagna situe deux autres orientations de ses recherches. D'un côté, il a publié un grand nombre de monographies dédiées à des philosophes, originaires de différentes cultures et époques, qui ont contribué de façon substantielle à la philosophie politique. Citons à cet égard les noms de Hobbes, Machiavelli, Vitoria, Alfarabi, Constant, Toqueville, Carl Schmitt. Dans le même ordre de recherche, signalons ses contributions à des ouvrages collectifs dont il a été souvent en plus le co-éditeur. Ils portent p.ex. sur la conception de l'Etat dans le monde musulman, dans le siècle d'or espagnol, en France et encore en Italie. Récemment, il publié un maître ouvrage consacré aux rapports entre le libéralisme classique et la religion: «Der klassische Liberalismus und die Gretchenfrage» (2018).
Dans le domaine de la philosophie politique, signalons la contribution de Norbert Campagna à un ouvrage collectif, dont il a été également un des éditeurs, consacré à un thème malheureusement toujours d'actualité: «La torture, de quels droits? Une pratique de pouvoir (XVIe – XXIe siècle) » (2014). La justice, et en particulier le droit pénal, font l'objet d'études très fouillées, comme p.ex. «Strafrecht und unbestrafte Straftaten. Philosophische Überlegungen zur strafenden Gerechtigkeit und ihren Grenzen» (2007).
Norbert Campagna a abordé aussi un certain nombre de questions d'éthique peu communes dans le domaine de la philosophie, son idée directrice étant chaque fois un éclairage sous l'égide d'une pensée résolument libérale. Il a ainsi eu le courage de consacrer plusieurs études à la pornographie dont, comme il l'écrit lui-même «il n'est pas évident [qu'elle] puisse présenter un quelconque intérêt pour un philosophe» (PED 7). Cet intérêt se manifeste cependant clairement dès le titre de son livre: «La pornographie, l'éthique et le droit (1998). Et il n'est pas sans importance dans ce contexte de signaler avec l'auteur que cette étude dérive d'une conférence faite en 1995 à l'Institut Grand-Ducal sous le titre: «Darf ein liberaler Staat die Pornographie verbieten?» Son étude très fouillée s'attaque à toutes les questions que la pornographie peut poser dans et à un Etat libéral. Et que Norbert Campagna ne plaide pas pour un laisser-faire débridé dans ce domaine s'exprime nettement dans son dernier chapitre, consacré à la question d'une éventuelle interdiction de la pornographie: «L'idéal d'une communauté libérale est et reste l'idéal d'une communauté d'individus qui font un usage raisonnable de leur liberté (...) Là où vaut le 'Tout est permis', nous n'avons pas une société libérale, mais la désintégration de la société en tant que telle» (PED 305). Norbert Campagna pour sa part se range du côté de corporations, comme l'Adult Film Association of America, qui «se soumettent volontairement à des codes de bonne conduite (...) afin d'éviter l'intervention de l'Etat» (PED 305).
Dans la même veine, Norbert Campagna a abordé quelques années plus tard un autre thème lui aussi à première vue sans intérêt philosophique propre: la prostitution. Et pourtant, qui ne verrait que la prostitution pose de vraies questions éthiques? L'éthique est d'ailleurs la perspective de l'auteur dans un premier ouvrage consacré à ce thème: «Prostitution. Eine philosophische Untersuchung » (2005). Le problème dominant traité dans ce livre est formulé comme suit: La prostitution, est-elle une pratique qui rend impossible le respect mutuel dans la relation entre prostitué(e) et client? Dès l'abord, l'auteur énonce la thèse qu'il va défendre par la suite: la prostitution n'est pas, selon lui, en soi et par nature, une atteinte à la dignité humaine. Une fois de plus, Norbert Campagna se livre dans cet ouvrage à une analyse fouillée du phénomène sous tous ses aspects, et comme pour la pornographie, un de ses soucis est la protection des actrices/acteurs dans ce domaine. Il a repris et prolongé ses recherches sur la prostitution dans diverses publications, et surtout dans une étude fondamentale intitulée «Prostitution et dignité» (2008).
Dans ses recherches sur la sexualité, Norbert Campagna a abordé encore un troisième sujet, tout aussi délicat que les autres, et cela dans un livre intitulé de façon éloquente : «La sexualité de personnes handicapées. Faut-il seulement la tolérer ou aussi l'encourager » (2012). Le postulat de départ s'énonce comme suit: «Le droit à une vie sexuelle est un droit universel» (SPH 17). Il s'agit en l'occurrence de toute évidence d'un droit-liberté, c'est-à-dire qu'il ne faut pas rendre ce droit inapplicable par des obstacles et des interdits. L'Etat doit donc permettre à des personnes bénévoles de pratiquer ce qui s'appelle dans certains pays «assistance sexuelle» ou encore «accompagnement sexuel et érotique» et il doit reconnaître ces pratiques comme étant d'authentiques métiers. Le droit à une vie sexuelle est en plus un droitcréance, mais faible, comme le précise Norbert Campagna. L'Etat de ce fait n'est pas obligé de pourvoir à l'engagement d'assistants sexuels, il peut cependant y inciter et le favoriser.
Mais cette assistance ne revient-elle pas à de la prostitution, vu qu'elle est e.a. rémunérée? A ce sujet, et dans le droit fil de ses ouvrages sur la prostitution, Norbert Campagna souhaite qu'à propos de celle-ci il y ait une nouvelle réflexion susceptible de générer dans le grand public un changement de mentalité, enlevant à la prostitution, et du même coup, également à l'assistance sexuelle, leur renom d'infamie.
Le libéralisme de l'autonomie
Monographies
Axes de recherche actuels
Norbert Campagna continue à travailler sur Alexis de Tocqueville et sur la pensée politique française du XVIIe siècle. Il vient d'achever un livre sur Bertrand de Jouvenel. Parmi ses thèmes de recherche signalons encore la notion de raison d'Etat. Enfin, le thème du libéralisme, qui lui tient tellement à coeur, sera poursuivi par une réflexion sur le rôle de la religion pour asseoir la liberté dans une société libérale, thème déjà abordé d'un point de vue historique dans le livre cité plus haut «Der klassische Liberalismus und die Gretchenfrage». Enfin, toujours dans la ligne d'une défense du libéralisme, et conscient du fait que la liberté n'est pas un fait ou un droit établi une fois pour toutes, Norbert Campagna réfléchit sur la question de savoir comment préserver les conditions de possibilité de la liberté à la fois au plan individuel (comment se rendre digne de la liberté?) que collectif(comment préserver ces conditions dans le système social et politique?).
Sigles:
DNV: Le droit, la nature, la volonté Harmattan Paris 2006 AV: Vom Anspruch auf Verbindlichkeit zu den verbindlichen Normen in: Normativität und Rechtskritik Stuttgart 2007 FL: Figuren des Liberalismus in : Zeitschrift für philosophische Forschung September 2000
PED: La prostitution, l'éthique et le droit Harmattan Paris 1998
SPH: La sexualité des personnes handicapées Labor et Fides Genève 2012