Luxemburger Wort

En bateau

-

...en marge du texte

Un navire destiné au transport de conteneurs s’est mis en travers du canal de Suez. Pendant presque une semaine une cathédrale d’acier, plus longue que la tour Eiffel, s’est trouvée coincée dans ce fin chenal sur lequel passe l’essentiel des marchandis­es entre l’Asie et l’Europe. Mais quelle image! Alors qu’il y a tout juste un an, le virus de la Covid s’est répandu avec une rapidité fulgurante depuis l’Asie lointaine vers le reste du monde, les équipement­s électroniq­ues, textiles et aliments, tout ce bric-à-brac contenu dans de grandes boîtes en tôle, s’est enlisé sur cette même route dans les sables de l’Egypte...

Ce navire à l’arrêt m’a fait penser au steamer «Adowa» qui en novembre 1893 devait emmener des émigrants français vers le Québec. En raison d’un «hiver inclément» il est resté bloqué le long d’un quai de Rouen. Le lieutenant sur ce navire était Józef Teodor Konrad Korzeniows­ki, mieux connu sous son nom d’écrivain Joseph Conrad – cela devait être son dernier périple en mer. Dans les eaux glacées de Rouen, Conrad a entamé le dixième chapitre de son premier roman «La Folie Almayer», le récit qui l’a fait naître en tant qu’écrivain. Il raconte cela dans ses «Souvenirs personnels» publiés en 1912.

«La Folie Almayer», c’est l’histoire du jeune Hollandais Almayer, qui rêve de découvrir un butin caché dans un repaire de pirates en Malaisie, donc bien loin des hivers rigoureux de l’hémisphère nord. La fortune sourit à ce jeune aventurier, car le roi des pirates l’engage sur son bateau et lui donne sa fille en mariage. Pourtant Almayer cherchera en vain le trésor de son beau-père. Trahi par les siens, prisonnier d’un réseau d’intrigues, il disparaîtr­a de façon pitoyable au terme d’une vie trépidante et dérisoire.

Ce roman, c’est un vrai chef d’oeuvre d’un auteur qui a écrit dans sa quatrième langue. Eduqué en polonais et en russe, puis étudiant en français, Conrad, après sa vie de marin, s’est mis à raconter ses aventures en anglais.

«On peut écrire des livres en toutes sortes de lieux. Des mots inspirés peuvent pénétrer dans la cabine d’un marin à bord d’un navire immobilisé par les glaces d’un fleuve au milieu d’une ville», écrit-il dans ses «Souvenirs». A Rouen, il se plaît à imaginer que «le fantôme du vieux Flaubert, qui croyait, entre autres choses, descendre des Vikings», aurait pu s’attarder avec un intérêt souriant sur les ponts de son bateau. «Avec intérêt», insiste–t-il, «car le bon géant normand à l’énorme moustache et à la voix tonitruant­e n’était-il pas le dernier des romantique­s? N’était-il pas, dans sa dévotion solitaire à son art, presque ascétique, une sorte d’ermite littéraire semblable à un saint?». Eh oui, c’est à Rouen que l’écrivain, figé dans la glace, imaginait un coucher de soleil romantique dans les îles malaises...

Son premier manuscrit, Joseph Conrad l’a trimballé avec lui pendant trois ans sur toutes les mers du globe, aussi sur de nombreux fleuves inconnus, notamment en Afrique sur les méandres particuliè­rement périlleux du Congo entre Kinshasa et Léopoldvil­le, là où par la suite il a situé son roman «Au coeur des ténèbres». Conrad a mis trois ans à écrire «La Folie Almayer» tout en voyageant. Moi, qui l’ai découvert en version livre de poche sur une tête de gondole d’un libraire, je l’ai dévoré en trois jours. mt

«Souvenirs personnels» Le Livre de Poche, 33136, «La Folie Almayer – Histoire d’une rivière orientale», Folio 3270

Newspapers in German

Newspapers from Luxembourg