La vraie lecture
D’ailleurs
Notre civilisation est une somme de connaissances et de savoir-faire accumulés par les générations qui nous ont précédés. Y participer n’est possible qu’en prenant langue avec nos prédécesseurs. Aucun jeune, si doué soit-il, ne peut prétendre refaire seul le monde, refaire ce que l’humanité a mis des millénaires à enfanter. Toute réflexion digne de ce nom est, avant tout, réflexion sur la pensée des grands auteurs. Or, le seul moyen de le faire, et de devenir ainsi un homme «cultivé», c’est la lecture. Rien ne peut la remplacer: ni la parole qui passe, ni l’image qui disparaît. Montaigne disait que trois commerces lui étaient nécessaires: l’amour, l’amitié, la lecture. Ils sont presque de même nature.
Mais voilà: tous s’accordent à dire que, de nos jours, la pratique et le goût de la lecture sont en train de se perdre. Ce déclin concerne surtout les générations montantes. Si vous posez aux jeunes la question du célèbre «Questionnaire de Proust» – «Quels sont vos auteurs favoris, vos poètes préférés?» –, l’écrasante majorité d’entre eux demeurera muette, embarrassée par la question, tant l’idée de livres compris comme des compagnons de route leur est étrangère. Il n’existe pas de texte auquel ils demandent conseil, inspiration ou joie. Pas même la Bible, qui est pourtant le «Livre des livres».
Il en va de même pour les autres domaines de la culture. Parcourant les salles du Louvre ou des Uffizi, Raphaël, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Rembrandt, Rubens sont des artistes dont les oeuvres ne disent rien à la plupart de nos chères jeunes têtes blondes, vu qu’elles ignorent les légendes de l’Antiquité, aussi bien biblique que gréco-romaine. Tout ce qu’elles voient, ce sont des couleurs et des formes… l’art moderne, quoi! Ce n’est pas seulement la tradition qui se perd, mais c’est l’être lui-même qui disparaît. Les jeunes rétrécissent leur vision, et, en même temps, renforcent la plus funeste des tendances contemporaines: la conviction que l’«ici et maintenant» (hic et nunc) est la seule chose qui existe et qui vaille.
Est-il besoin de rappeler les bénéfices que l’on retire de la lecture des bons livres – bienfaits qui sont légion? La lecture nous sert à étendre nos connaissances, à multiplier nos expériences en nous faisant entrer dans l’expérience d’un autre être, en nous plaçant au centre d’un esprit qui nous est étranger, en nous en livrant jusqu’à l’essence même. Elle nous sert à mieux comprendre notre condition d’être humain, en vivant, le temps qu’elle dure, dans la peau d’un autre. Elle élargit notre comprenette en nous fait également vivre en d’autres milieux et/ou à d’autres époques.
La lecture n’est pas seulement une saine gymnastique cérébrale, dans la mesure où elle permet de prendre conscience que nous collaborons avec l’auteur pour faire exister la page que nous déchiffrons. La vraie lecture est une clé celle qui nous ouvre le monde – ou, pour filer une autre métaphore, une porte – celle qui ouvre sur d’autres âmes et d’autres cultures. Les romans de Balzac nous apprennent sur l’âme secrète de la France bien davantage que dix voyages faits en touriste. Tolstoï et Dostoïevski nous ont révélé des facettes de l’âme russe qui restent vraies.
Mais, que faut-il entendre par «vraie» lecture? En fait, il y a lire et lire. Nombre de gens ne lisent que pour tuer le temps ou dissiper l’ennui. Une vraie lecture est celle que l’on fait en état de faim et de désir. Elle commence quand on ne lit plus seulement pour se distraire ou se fuir, mais pour se retrouver, pour devenir soimême. Ce en quoi le livre est un merveilleux instrument de liberté, puisqu’il est un objet qui fait réfléchir, sur lequel on peut réfléchir et auquel on peut revenir, pour porter sur lui, ici, une appréciation – positive ou négative –, là, une correction voire une contradiction. Un livre est un dialogue, un tête-à-tête, et tout ensemble cependant un monologue, un exercice de solitude, mais une solitude à deux. Un homme vous parle et vous dit exactement ce que vous attendiez, ce que vous vouliez dire mais n’auriez peut-être jamais su dire, du moins aussi bien. Lit-on un roman? On s’identifie à son héros. Lit-on un livre d’idées? On s’enrichit au contact du penseur.
Dans tous les cas de figure, la vraie lecture est un dépassement. Lire un livre, c’est dépasser le cadre étroit de sa vie, et comprendre celle de l’autre. S’il est un instrument d’évasion et de découverte, le livre est, d’abord et avant tout, un facteur de dépassement, en ce qu’il transforme, à la lettre, la vie et la valeur de son lecteur, en ce qu’il les rehausse même, dans le cas du récit d’une vie exemplaire.
Enfin, pour que la lecture soit féconde, il ne suffit pas de lire. Encore faut-il annoter ses livres, pour instaurer entre le texte et soi un lien étroit, amoureux, irréversible et indestructible. Les pages écrites nous interpellent, nous parlent. Il faut leur répondre, en arrêtant, çà et là, le fleuve des phrases imprimées pour intervenir, avec le crayon ou le marqueur, en soulignant tel passage ou en surlignant telle proposition, en faisant tel ou tel commentaire. Annoter, c’est, en fait, dialoguer vraiment avec l’auteur. S’immiscer dans le texte, c’est le marquer de son empreinte. Ping-pong discursif, jeu d’échanges, de sensibilités, d’émotions, de confrontations, passionnant commerce intellectuel: lecteur, me voilà à armes égales avec l’auteur. Un adage romain disait, en substance, que lire un livre sans faire d’annotations, c’est comme faire un rêve dont on ne conserve guère de trace au réveil. Dont acte.
La littérature est beaucoup plus que la littérature. Quand bien même nous dispenserions l’oeuvre littéraire d’enseigner et de moraliser, si même nous le lui interdisions, nous sommes en droit de lui demander, pourtant, comme l’écrit Louis Lavelle dans La parole et l’écriture, de nous «élever au-dessus de toutes les choses particulières, et d’être une sorte de révélation de [notre] esprit à lui-même, qui lui donne une présence attentive à tout ce qui est».