Luxemburger Wort

«I have a dream»

- Par Sirius

D’ailleurs

Il est un mal qui ronge depuis toujours, et peut-être pour toujours, comme dit l’Ecclésiast­e, l’humanité. Un mal radical, qui s’appelle «racisme», sans doute le mot qui a le plus de morts sur la conscience. Aussi ancien que l’humanité, le racisme est un ethnocentr­isme poussé à son paroxysme, en ce qu’il consiste à considérer la société à laquelle on appartient comme la référence absolue. Les Grecs se conduisaie­nt en barbares quand ils appelaient «barbares» tous ceux qui ne parlaient pas grec, donc les étrangers. Le racisme est un essentiali­sme, dans la mesure où il forge une nature immuable (le Noir, l’Arabe, le Blanc) qui prétend qualifier l’individu à partir de cette nature. Aussi est-ce dans l’existentia­lisme que la critique du racisme a trouvé son expression philosophi­que la plus profonde, car s’il n’y a pas d’essence de l’homme, de «nature humaine», comme dit Sartre, pour lequel «l’existence précède l’essence», alors il n’y a pas non plus de race.

On aurait pu penser qu’avec la mort d’Hitler serait mort aussi le racisme, qu’avec le triomphe du bien sur le mal, l’Histoire ne connaîtrai­t plus qu’un seul chemin: celui du progrès de la civilisati­on. Or, il n’en fut rien. Si Hitler a perdu la guerre, il est demeuré parmi nous. Pis, il s’est incrusté en nous. Selon un sondage récent, presque un tiers des Allemands considèren­t que les Juifs portent une part de responsabi­lité dans l’Holocauste. Près d’un Polonais sur deux préférerai­t ne pas avoir un Juif comme voisin. Et plus d’un Italien sur dix voudraient jeter ses concitoyen­s juifs hors des frontières de son pays. Pas un jour, ou presque, sans profanatio­n d’un cimetière juif, sans attentat antisémite ou anti-immigrés, comme en attestent les trop nombreux incendies de foyers de réfugiés, notamment – ironie du sort – en Allemagne.

Il n’y a pas si longtemps, tout près de chez nous, au coeur même de l’Europe, dans l’ex-Yougoslavi­e, a été menée une entreprise systématiq­ue de purificati­on ethnique, qui a fait des dizaines de milliers de morts. Comment en eston arrivé là, sinon par ce que Marek Halter a appelé le «naufrage de la mémoire», celle-ci étant une borne, une leçon qu’il incombe d’entretenir, car elle est la meilleure et la plus efficace des armes contre la barbarie?

Si le racisme n’est pas mort, sa dénonciati­on du moins n’est plus tout à fait sans effet. Les récentes décennies ont même réussi l’exploit de joindre l’utile à l’agréable, en faisant de la lutte contre le racisme une partie de plaisir: par exemple, à travers les concerts pop à vocation humaniste. Mais faire de la musique le véhicule d’une ambition morale n’est pas sans danger: celui de confondre l’action avec la célébratio­n de l’action. Les noces de la pop, de la morale et de l’hédonisme risquent de se solder par une parodie d’engagement.

Il a fallu attendre le XVIIIe siècle et le polygénism­e, doctrine anti-biblique selon laquelle les différente­s ethnies seraient issues non d’un tronc commun, comme l’enseigne le livre monogénist­e de la Genèse, qui clame que tous les humains sont nés d’Adam et Ève, qu’il n’y a donc qu’une seule espèce humaine, modifiée en sens divers à partir d’un type originel, mais de différente­s lignées, de plusieurs espèces humaines invariable­s, pour voir apparaître le racisme dans son acception moderne.

Le racisme est un «narcissism­e collectif et haineux», une «herméneuti­que de l’épiderme» (André Comte-Sponville). «Le raciste est mal dans sa peau, c’est pourquoi il en veut à la peau de l’autre», explique Philippe Sollers. Et d’ajouter: «Le racisme n’est pas un problème par rapport à l’autre (comme on s’acharne à le répéter), mais par rapport à soi-même». Est raciste celui qui a perdu l’estime de soi. On raconte du roi du Danemark que, pendant la guerre, il répondit à l’émissaire de l’Allemagne nazie qui lui demandait comment il comptait résoudre le problème juif: « Nous n’avons pas de problème juif chez nous. Nous ne nous sentons pas inférieurs». «Moins le blanc est intelligen­t, plus le Noir lui paraît bête», notait André Gide dans Voyage au Congo. D’Albert Einstein on sait qu’à son arrivée aux États-Unis, au moment de remplir le formulaire des entrées, il écrivit dans la rubrique «race»: «humaine»!

D’ailleurs, existe-t-il une raison pertinente d’être fier de ses racines, fier d’être ancré ici ou là? De provenir d’ici plutôt que de là? Comme ces imbéciles fiers d’être nés quelque part, qu’évoque Georges Brassens. Comme si naître ici ou là conférait une valeur particuliè­re. Sous la plume de Victor Hugo, on peut lire l’admirable métaphore que voici: «Tu es blanche et je suis noir; mais le jour a besoin de s’unir à la nuit pour enfanter l’aurore et le couchant qui sont plus beaux que lui!»

Pour que se réalise un jour le «rêve» de Martin Luther King, celui que «chaque homme de couleur dans le monde entier sera jugé sur sa valeur personnell­e plutôt que sur la couleur de sa peau», il faudra que chaque société civilisée dispose d’un arsenal de lois à appliquer sans exception et sans délai à la moindre alerte. Comme le disait, en son temps, le président allemand Richard von Weizsäcker: «La République de Weimar a sombré non parce qu’il y eut trop de nazis, mais parce qu’il y eut trop peu de démocrates». Autrement dit, il ne s’agit pas de changer la nature de l’homme – projet, hélas, illusoire –, mais de protéger l’homme contre sa propre nature.

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