Un érudit engagé
Barthélemy Latomus, pédagogue et conseiller humaniste
La monumentale monographie d’André Delvaux propose au lecteur (qu’il soit simplement averti ou spécialiste) une double immersion: non seulement dans le monde des humanistes de la Renaissance germanique du XVIe siècle, mais encore dans la vie et les oeuvres d’une figure emblématique de cette époque marquée par les mouvements transversaux de l’Humanisme et de la Réforme – Barthélemy Latomus, disciple proche d’Érasme, latiniste et docteur en droit civil. Les travaux sur les fondamentaux de l’art oratoire de ce représentant typique des lettrés de toute condition de l’ancien duché de Luxembourg, contribuèrent au succès d’une rhétorique alliant logique et éloquence. La présente étude met notamment en relief sa méthode d’analyse des grands discours classiques qui pousse cet humaniste à confronter les questions religieuses en litige à la raison et au droit.
Ce volume, qui constitue le numéro 163 des Cahiers d’Humanisme et Renaissance, est le fruit de recherches menées dans le cadre d’une thèse doctorale soutenue en 2016 et dont la présente édition est la version destinée à la publication. De structure tripartite, cet ouvrage est très solidement documenté comme en témoignent les six annexes fournies qui complètent avantageusement le texte principal. À cela s’ajoutent une chronologie de la vie et de l’oeuvre de B. Latomus ainsi qu’une abondante bibliographie thématique permettant au lecteur désireux d’en savoir plus voire de mener ses propres recherches s’agissant d’un aspect donné (qu’il s’agisse de B. Latomus lui-même, de la Renaissance et de l’humanisme, de la philosophie, dialectique et rhétorique ou encore de l’enseignement, latin et droit) abordé dans la présentation générale.
Le livre d’André Delvaux présente par conséquent un double avantage: le premier d’être une source documentaire consistante et innovante permettant une consultation ponctuelle et ciblée; le second de constituer une somme d’érudition digérée qui, dans la mesure où elle fait le tour de la question, rend possible une lecture fluide et incitative. Cette étude, qui répond simplement à des questions fondamentales (ce qui est la preuve indéniable d’un travail considérable, en amont, aboutissant à une décomplexification factuelle et notionnelle, en adéquation par ailleurs avec les idées de Montaigne, dont un passage des Essais est cité en exergue), est «la première à couvrir toute son existence, et à proposer une synthèse de l’évolution de sa pensée qui voudrait en dégager l’unité profonde» (p. 12).
La vie de Barthélemy Latomus compte en effet deux étapes principales, comme le rappelle André Delvaux dans sa préface: «l’enseignement aux universités de Fribourg, Trèves, Cologne, Louvain et Paris (1518-1541) et l’engagement de l’Empire à Coblence (1541-1570)» (p. 12). Cette «biographie intellectuelle» tente de montrer, en mettant en relation constante la vie et l’oeuvre de Latomus, que la première ne peut être bien comprise qu’à la lumière de la seconde et que celle-ci prend tout son relief dans le cadre de celle-là.
La première partie («Barthélemy, le fils d’Henri le maçon d’Arlon», p. 13-42) est de nature proprement biographique dans la mesure où l’auteur retrace les différentes étapes de la vie de Barthélemy (ou Bartholomé), dit Latomus, né à Arlon à la fin du XVe siècle (vers 1497) et décédé à Coblence le 3 janvier (date de naissance de Cicéron!) 1570. L’auteur appréciera ainsi de quelle manière ce dernier fut le parfait représentant de l’humanisme, défini comme anthropologie en ces termes: «une prise de conscience de l’individu dans un milieu encore marqué par une collectivité hiérarchisée, et l’avènement d’un homme adulte, autonome et responsable, engagé dans les processus de transformation de la société» (p. 39-40). Or grâce à la fécondité des lettres classiques, la rhétorique fut l’instrument privilégié des humanistes, et Latomus ne dérogea pas à la règle en ce sens qu’il fit de l’éloquence le fer de lance de sa communication et l’étendard de la cause qu’il promouvait. La deuxième partie («Une vie de pédagogue au temps de la Renaissance», p. 43-138), quant à elle, retrace et passe en revue la dimension pédagogique de celui qui mit au point une méthode personnelle et originale («quasi artisanale», p. 73) d’analyse des discours classiques (surtout ceux de Cicéron) destinée à acquérir les outils d’un savoir-faire personnel.
Dans un grand discours portant sur les «studia humanitatis», il expose en effet le fond de sa pensée, à savoir un humanisme civique, reflet d’une anthropologie envisageant l’homme en tant que membre actif de la société, où la rhétorique tient une place capitale. L’«otium studiosum», c’est-à-dire le loisir au sens noble du terme entendu comme fondement de la culture, constitue par conséquent un thème majeur qui traverse toute l’oeuvre de Latomus. Notons en outre que la troisième partie de cette étude («Une vie de juriste au temps de la Réforme», p. 139-229) rappelle avec force conviction quelle fut la vie «juridique» de Latomus, nourri de plusieurs voyages d’études (entre autres en Italie) et doté de la «prudence d’un diplomate très informé en politique internationale» (p. 165). Confronté à d’épineuses questions religieuses aux confins de la raison et du droit, Latomus se fait polémiste (malgré lui), ce qui lui prépare «la voie pour affronter le vaste domaine de l’autorité et juridique de la hiérarchie, des évêques, des conciles légitimes, ainsi que de la primauté du pape, toutes choses qu’il explicite de façon systématique en citant de nombreux Pères de l’Église latine» (p. 187). Comme le fait judicieusement observer André Delvaux, Latomus ne «fut pas le seul à devoir se positionner:l Érasme lui-même s’y résigna, tout en gardant les coudées franches. Barthélemy éprouva quelque difficulté à distinguer sa route et à trouver sa juste place, mais sur l’essentiel il n’a jamais usé de faux-fuyants» (p. 228).
André Delvaux, Barthélemy Latomus. Pédagogue et conseiller humaniste (~1497–1570), Genève, Droz, 2020; 592 pages; 49 euros.