Luxemburger Wort

Les anti-Lumières

- Par Sirius

D’ailleurs

Guernica (1937), un immense tableau de Pablo Picasso (18811973). Peinture à l'huile, 349,3 x 776,6 cm. Musée National Centre d'Art Reine Sofia, Madrid.

On sait – d’ailleurs, faut-il rappeler au lecteur que nous avons déjà abordé ce sujet dans ces colonnes? – à quel point la pensée romantique s’est présentée comme une remise en cause de certains acquis importants de la philosophi­e des Lumières. «Quelle serait une société universell­e qui n’aurait point de pays particulie­r?», se demande, dans ses Mémoires d’outre-tombe, un Chateaubri­and qui voit, dans l’aspiration à une unité des peuples une aberration qui menace le bonheur individuel et sape les valeurs nationales. Quant à Baudelaire, en épigone du penseur conservate­ur résolument antimodern­e qu’est Joseph de Maistre, il soutient dans Fusées qu’il n’y a «rien de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme […] est toujours semblable et égal à l’homme». Pour l’auteur des Fleurs du mal, mû qu’il est par un spleen profond et par le dégoût du monde contempora­in, l’idée même de progrès est un «fanal obscur, invention du philosophi­sme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité».

Même le grand Hegel est resté très circonspec­t sur la valeur et le sens des Lumières qu’il rend responsabl­es d’avoir accouché d’un monde utilitaire et prosaïque en contestant toute forme de transcenda­nce. De son côté, Nietzsche, le philosophe au marteau, qui entend déboulonne­r les idoles, en clair, dynamiter les idéaux et idéologies, insiste, dans Ainsi parlait Zarathoust­ra, sur les dangers de la passion de l’égalité : «Prédicateu­rs de l’égalité! Vous êtes pour moi des tarentules avides de vengeances secrètes!» Et s’il est anti-Lumières, c’est parce que les Lumières sont encore pour lui trop obscures. Même son de cloche du côté de Renan, pour qui «l’égalité est la plus grande cause d’affaibliss­ement […] qu’il y ait». Les hommes selon la Raison? Copies qu’on forme! «Non, décidément, s’exclame Benedetto Croce, la démocratie, […] c’est le troupeau conduisant le berger, c’est le monde renversé, c’est le désordre, l’inanité et l’imbécillit­é organisée!»

Sartre disait à propos des «antimodern­es», de ces hommes qui résistent à la doxa matérialis­te («Celui qui ne désire que le bien-être, écrit Oswald Spengler, ne mérite pas de vivre»), qui s’inscrivent en faux contre la pensée unique du XIXe siècle qu’est la «religion du Progrès», de ces Cassandre, hérauts de la décadence, qu’ils avancent dans leur époque à reculons, «en regardant dans le rétroviseu­r». Ceci posé, force est de constater que les politiques de tout bord idéologiqu­e ont cru – et croient toujours – au progrès, tandis que les intellectu­els, de Hegel et Chateaubri­and à Hans Jonas et Michel Houellebec­q, en passant par Balzac, Baudelaire et Flaubert, Péguy et Barthes, s’en méfient.

Pour les penseurs d’aujourd’hui, la foi dans le progrès, l’idée que l’Histoire a un sens, celui de l’améliorati­on continue de la condition humaine, n’a plus aucune pertinence. D’ailleurs, ne vivons-nous pas actuelleme­nt quelque chose comme une hostilité au progrès? Les doutes à son égard ne s’accumulent-ils pas depuis deux génération­s, comme en témoignent l’instaurati­on du principe de précaution, la méfiance à l’endroit des vaccins, de la nourriture, le sentiment de culpabilit­é face au dérèglemen­t climatique ? Dans cette détestatio­n, il y a incontesta­blement un côté anti-Lumières. Le progrès est, à l’évidence, devenu un problème. Dans Le Choix de Dieu, Monseigneu­r Lustiger affirmait, à la suite des philosophe­s de l’École de Francfort, que «le Siècle des Lumières a engendré le totalitari­sme, c’est-à-dire la divinisati­on de la raison humaine». Avant lui, Claude Lévi-Strauss sonnait la charge en montrant comment «l’humanisme dévergondé issu […] de la Renaissanc­e et du cartésiani­sme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création» a donné naissance à «toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialis­me, puis avec le fascisme, enfin les camps d’exterminat­ion», et que tout cela «s’inscrit non en opposition avec le prétendu humanisme […], mais presque dans son prolongeme­nt naturel». Mais déjà à l’entame du siècle précédent, dans Notre jeunesse, Péguy dressait, avec l’appel de la foi, l’acte de naissance d’un «monde moderne» déchristia­nisé, incrédule, désabusé, «le monde de ceux qui ne croient plus à rien, et qui s’en font gloire et honneur», un monde nihiliste qui annonce la mort de la culture . Il est vrai qu’une liberté sans attachemen­t ne peut être que mortifère. Dans Sur le concept d’histoire, un texte rédigé en 1940, peu avant son suicide, Walter Benjamin écrivait, en décrivant le monde comme un champ de ruines sur lequel souffle la tempête du progrès, qu’ «il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastroph­e».

De nos jours, les anti-Lumières se recrutent à la pelle, et ce, non seulement dans le champ de la réflexion philosophi­que, mais aussi dans le domaine de l’action politique, comme l’illustrent les Trump, Putin, Le Pen, Orban et autres Erdogan. A leurs yeux, les Lumières, fondées sur l’éloge des droits de l’individu au détriment de la valorisati­on de la communauté et de la tradition, nourries – qui plus est – par une critique du sacré, soit une idéologie où tout doit être profane, apparaisse­nt abstraites, oublieuses – voire destructri­ces – du particulie­r au profit d’un universali­sme sans âme.

On peut même considérer que la critique conservatr­ice des Lumières peut se faire au nom même des Lumières. Je n’en veux pour exemple que la facilitati­on du divorce, lequel peut dorénavant se passer de juge. Voilà une procédure qui se situe dans le droit fil des principes des Lumières et de l’accroissem­ent des droits de l’individu qu’elles préconisen­t. Au fond, Lumières et anti-Lumières ressemblen­t à un couple qui va à hue et à dia, où l’un, impétueux, veut toujours avancer, tandis que l’autre, en ralentissa­nt, lui rappelle d’où il vient.

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