L’émigration luxembourgeoise en France
Quatre générations de Jacquemin à Paris de 1846 à 1934 (première partie)
Les grandes lignes de l’émigration luxembourgeoise en France en général et à Paris en particulier au XIXe puis au XXe siècle sont connues et décrites par les spécialistes en la matière. D’après eux, ce mouvement migratoire «s’emballe dans les années 1830 et se maintient à un niveau élevé jusqu’à la fin des années 1860, en dépit d’un éventuel reflux dû aux événements de 1848. Elle est à cette époque essentiellement artisanale et masculine1.» Alors que «les premières années 1870 apparaissent comme des basses eaux des mouvements migratoires vers la France», (…) au cours des années 1880 une conjoncture économique favorable fait exploser les départs vers la France et donne à l’émigration les caractéristiques d’un mouvement de masse2.»
En 1891, 31.248 Luxembourgeois résident sur l’ensemble du territoire français, voire 41.000, si on ajoute ceux qui sont recensés en AlsaceLorraine annexée3. Par la suite, ce nombre est en baisse constante, vu que de nombreux enfants issus de mariages mixtes optent pour la nationalité française. D’un autre côté, la sidérurgie commence à se développer au Luxembourg et de nombreux Luxembourgeois émigrent définitivement aux Etats-Unis, plutôt qu’en France. L’émigration des jeunes filles continue cependant jusqu’à la deuxième guerre mondiale4.
Derrière ces tendances générales et ces statistiques se cachent des histoires d’hommes et de femmes qui ont dû quitter leur terre natale, la plupart du temps pour des raisons économiques, qui ont pris racine en France ou qui sont revenus dans leur pays. Certains ont par la suite pu vivre une vie matérielle plus confortable, grâce au pécule résultant d’années de dur labeur en France. Des enfants sont nés de mariages mixtes franco-luxembourgeois ou de mariages conclus entre Luxembourgeois en France. Un certain nombre d’immigrés se sont intégrés dans la société française. Parmi eux, de vaillants soldats ont combattu pour leur patrie d’adoption au cours de la première guerre mondiale, que ce soit en tant que non nationaux dans la Légion ou alors comme citoyens français dans l’armée régulière. D’autres enfants, adolescents ou jeunes adultes ont pris le chemin du retour au Grand-Duché, en se réintégrant dans un pays qu’ils ne connaissaient pas forcément. Selon Denis Scuto, «l’ampleur et la diversité de ces émigrations luxembourgeoises en France ont longtemps été sous-estimées par l’historiographie luxembourgeoise et maintes recherches plus détaillées restent à faire5».
Je vais essayer de contribuer à ce corpus par un exercice de micro-histoire, en suivant les membres d’une même famille, les Jacquemin, sur quatre générations à Paris et au Luxembourg. Comme nous le verrons, l’histoire de cette famille est en phase avec les tendances générales décrites ci-dessus par Antoinette Reuter et Denis Scuto. Elle épouse également les grandes fractures de l’époque, qu’il s’agisse de la révolution de 1848, de la Commune de Paris ou encore de la première guerre mondiale. On y rencontre des famines, des mauvaises récoltes et la mortalité infantile. Précisons que les Jacquemin évoluent au Luxembourg pour la plupart dans différentes localités de la commune de Niederanven, à savoir Oberanven, Hostert et Rameldange.
Ces hommes et ces femmes sont les miens. Certains d’entre eux sont mes ancêtres directs, alors que d’autres appartiennent à des branches collatérales de la même famille. Je vois régulièrement les noms de certains aïeuls inscrits sur la tombe familiale au cimetière de Hostert. Le lecteur me pardonnera donc un parti pris de sympathie envers des personnes dont la vie a été laborieuse et difficile. Certaines informations sur lesquelles se base mon récit sont issues de publications ou d’archives. D’autres renseignements proviennent de documents qui m’ont été transmis par ma grand-mère paternelle ou sont issus d’entretiens que j’ai pu mener avec elle il y a deux décennies. Mon père, Paul Reiter, m’a également fait part de photos et d’informations d’une grande utilité. Qu’il en soit remercié !
Cet article est dédié à la mémoire de ma grand-mère Marie Reiter-Rodenbour (19122002), dite «Paräiser Marechen», dont la mère était une Jacquemin, née à Paris.
Jean Jacquemin, famine au Luxembourg, révolution à Paris
Le premier membre de la famille Jacquemin à chercher une vie meilleure à Paris est Jean Jacquemin, né le 1er décembre 1814 à Merl6. Ses origines sont très modestes, son père, Pierre Jac
quemin, né en 1784, ayant été berger7. Jean Jacquemin épouse en premières noces Madeleine Hintgen de Hostert/Niederanven, mais le mariage, conclu le 14 janvier 1844, dure peu longtemps. L’épouse décède en effet le 19 avril de la même année8. Jean prend le chemin de Paris où il se fait délivrer le 18 mars 1846 un livret d’ouvrier par la préfecture de police (voir fig. 1 et 2)9. Sa date d’arrivée exacte à Paris pose problème. Alors que le livret d’ouvrier est établi en mars 1846, comme nous l’avons vu, son patron atteste en septembre 1847 que Jacquemin travaille chez lui depuis trois ans (voir fig. 3)10. Son émigration à Paris aurait donc pu avoir lieu en 1844, peu de temps après le décès de son épouse.
Quoi qu’il en soit, le contexte historique dans lequel Jean Jacquemin part de chez lui est significatif. Jean est l’un des 3.400 Luxembourgeois qui quittent leur pays entre 1843 et 1846, sur une population en augmentation constante et qui atteint 186.000 habitants en 184811. La première moitié du XIXe siècle est en effet marquée «par les privations et, aux pires moments, par un cortège de misères: faim, mendicité, insécurité et brigandage12». Plus particulièrement doit-on constater que le pays connaît à cette époque quatre épisodes de famine, dont la dernière date de 1842/184313. En plus, «à partir de 1845, la maladie de la pomme de terre touche le Luxembourg14». La population se rabat donc sur le pain, avec, comme conséquence, une hausse vertigineuse du prix des céréales15. La disette est terminée en 1847, mais «des gens sont morts de faim16».
En 1844 ou 1846, ce n’est plus un jeune homme qui quitte le Luxembourg, mais un veuf d’une trentaine d’années qui ne doit plus avoir de perspective dans son pays secoué par des crises alimentaires. A Paris, il travaille comme garçon de magasin chez Laveissière, rue de la fidélité 28, dans le 10e arrondissement, non loin de la Gare de l’Est, dont la construction débute d’ailleurs peu après17.
Jean Jacquemin rentre à Oberanven une première fois, comme l’atteste l’inscription dans son livret d’ouvrier par son patron Laveissière en septembre 1847 (voir fig. 3) ainsi que celle relative à son départ du Luxembourg signée par le bourgmestre de Niederanven en décembre 184718.
La situation politique et économique parisienne se dégrade à partir de la révolution de février 1848 qui met fin à la monarchie du roi Louis-Philippe. Le 10 mai 1848, Laveissière certifie que Jean Jacquemin a bien travaillé chez lui depuis son retour le 13 décembre 1847, mais qu’il en est sorti le 6 mai 1848 «faute d’occupation», ce certificat étant visé le 19 juin par le commissariat de police19. Jean a donc perdu son travail à cause de la situation économique difficile à Paris. Vu les dates figurant dans son livret d’ouvrier, il est certain qu’il a vécu la grande manifestation de soutien à la cause polonaise du 15 mai 1848 lors de laquelle la foule envahit le Palais Bourbon puis l’Hôtel de Ville pour former un gouvernement insurrectionnel avant d’en être chassée par la Garde nationale. Mais reste-t-il à Paris durant les journées de juin, la révolte des ouvriers du 22 au 26 juin 1848, ou rentre-t-il au pays? On n’en sait rien, pas plus d’ailleurs que sur les opinion politiques de Jean Jacquemin ou encore sur son éventuelle participation aux agissements révolutionnaires parisiens.
Jean retourne à un moment donné au Luxembourg. Il s’enracine manifestement dans la commune de Niederanven, vu qu’il s’y remarie le 31 janvier 1849 avec Elisabeth Birnbaum, née en 1821 à Rameldange20. D’après les renseignements figurant dans son livret d’ouvrier, Jean a ensuite repris le chemin de la France en mai 1850. Mais, le visa du bourgmestre de Niederanven indique seulement un départ pour Metz21. Un dernier visa «pour retourner en France» est daté du 10 novembre 185122. Il nous est impossible de savoir si Jean Jacquemin est retourné à Paris ou s’il a cherché du travail ailleurs. On ne peut pas non plus déterminer à quel moment a eu lieu son retour définitif au Luxembourg. Les cinq enfants issus du mariage avec Elisabeth Birnbaum sont tous nés à Oberanven entre 1849 et 186423. Il est donc peu probable que l’épouse ait suivi son mari à Paris ou ailleurs en France, en tout cas pas