Du civilisationnel au tout culturel
D’ailleurs
Il semble que, depuis quelques décennies, la différence qu’opère le langage courant (épaulé en cela par la sociologie et la philosophie) entre culture et civilisation soit en train de s’estomper. Déjà Freud, dans L’Avenir d’une illusion, dédaignait de séparer l’une et l’autre – une position qui n’est qu’une des conséquences de la cruelle déception infligée par la guerre de 14-18, qui avait montré à quel point les acquis «moraux» étaient fragiles et illusoires. Comme disait Paul Valéry, au lendemain de cette boucherie immonde que fut la Grande Guerre, «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles».
Faut-il rappeler à ce sujet que le terme de civilisation s’est imposé en allemand sous l’influence du français, et que, réciproquement, le terme de culture s’est imposé en français sous l’influence de l’allemand? En Allemagne, le terme de Kultur remplit dans le discours politico-philosophique la même fonction que le mot civilisation en France, quand bien même, dans les deux cas, l’opposé de la culture comme de la civilisation reste la barbarie.
Par ailleurs, à partir de la fin du XIXe siècle, on voit naître, de Baudelaire à Nietzsche, puis d’Oswald Spengler à Marcel Mauss, ou d’Émile Durkheim à Thomas Mann, une critique acerbe de l’idée même de progrès (qu’il soit spirituel, intellectuel ou culturel) – critique qui frappe aussi bien l’idée de culture personnelle que celle de civilisation universelle. Du scepticisme on passe au relativisme. C’est en ce sens que, dans son essai Race et histoire (1952), l’anthropologue Claude Lévi-Strauss étudie les contradictions de la «civilisation mondiale» entendue comme «collaboration des cultures», cependant que, dans sa Grammaire des civilisations, l’historien Fernand Braudel s’interroge sur la pertinence de la dichotomie culture-civilisation.
Est-ce à dire que les conceptions élitistes de la Kultur, liées à un discrédit croissant de la Zivilisation, telles qu’on en trouvait les prémices chez des auteurs comme Goethe ou Wilhelm von Humboldt (lequel distinguait encore entre la civilisation, qui pourvoit aux besoins premiers de l’homme, et la culture qui y ajoute «la science et l’art») ont fait long feu? Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’aujourd’hui, le pluralisme des cultures et des civilisations ayant conduit au relativisme généralisé, tout est mis en oeuvre pour «déconstruire» la distinction culture-civilisation, et ce, au seul profit de la culture, ou, mieux, du «tout culturel», tant la notion de culture couvre de nos jours à la fois une manière d’être en société, un mode de vie, une façon de se nourrir, de se vêtir, de se loger, une manière de penser, de concevoir la cellule familiale…, bref, tout ce que l’on entendait naguère par «civilisation».
La culture est devenue un factotum. Elle peut être religieuse, politique, scientifique, philosophique,
La culture est devenue un factotum