Luxemburger Wort

Une identité effacée

- Par Thierry Hick

La récente victoire de l’Ukraine au Concours de l’Eurovision est un acte symbolique de la solidarité de tout un continent pour un peuple en souffrance. Ce succès met aussi en exergue un autre point bien souvent oublié en temps de guerre: le patrimoine, sous toutes ses formes, est aussi un butin de guerre.

Les photos du théâtre assiégé de Mariupol ont fait le tour du monde. Mais, qui aujourd’hui se souvient que cette ville, que Poutine voulait à tout prix conquérir, fut Capitale européenne de la Culture en 2021? Evoquer des questions de culture ou de patrimoine, que d’aucuns résument à la préservati­on de quelques vieilles pierres, est indécent, alors que les bombes pleuvent et que les morts s’entassent chez nous en Europe. D’accord. Mais, au-delà du simple anéantisse­ment de quelques bâtisses, ce sont le passé, les racines, les traditions – donc l’identité d’un peuple tout entier – qui sont effacés, rayés de la carte. Les armées du Kremlin, dans ce cas présent, ne se différenci­ent pas des insurgés de l’Etat islamique, qui s’en prirent aux trésors de Palmyre, sous le regard impuissant de la communauté internatio­nale.

Priver un peuple de son histoire, de parole est une autre forme de totalitari­sme. Bien plus sournoise. L’Organisati­on des Nations Unies parle de «crimes de guerre». Vincent Négri, juriste et chercheur de l’Institut des Sciences sociales du Politique de Nanterre, expliquait sur Public Sénat bien avant le début de l’«opération spéciale» en Ukraine: «Le lien entre la destructio­n d’un patrimoine et les conflits armés est immémorial (...) De tout temps lorsqu’on a fait la guerre, on s’en est pris à la culture de l’autre, pour effacer son identité et substituer un ordre culturel à un autre ordre culturel». Les musées, eux-aussi, ont eu dans le passé une part de responsabi­lité: «A Londres, à Berlin, à Paris (...) nos institutio­ns sont archi pleines d’oeuvres détruites ailleurs», rappelait le juriste français. Un exemple récent, les frises du Panthéon, disputées entre le Royaume Uni et la Grèce ...

La situation de l’Ukraine est pour d’autant plus choquante, que ces destructio­ns ont lieu à nos portes et sont documentée­s en temps réel. Que faire, face à la barbarie sauvage et destructri­ce? Une plus importante prise de conscience permettrai­t peut-être de mesurer l’ampleur des dégâts avant que le point de non retour ne soit atteint.

Certes, mais le sauvetage de vies humaines est et doit rester la toute première priorité. Toujours. Quitte à se souvenir après? La muselière imposée aux artistes russes doit se limiter à ceux qui refusent de se distancier du guerrier Poutine. Le tollé provoqué par l’exposition au Musée national et d’Art de Luxembourg du peintre russe Maxime Kantor – pas reconnu comme un proche du Kremlin – peut se comprendre par l’affect du moment, mais n’est en rien opportun. Le silence imposé aux artistes est contre-productif. Même sous les bombes et obus, la culture doit avoir son mot à dire, sa place à tenir. La mobilisati­on clandestin­e de nombreux artistes ukrainiens est une forme de courage et de lutte. Le concert de Bono du groupe U2 dans le métro de Kiev est, comme le Concours de l’Eurovision, un moment de répit, d’espoir, ô combien nécessaire pour préserver une identité menacée, effacée.

La ville de Mariupol est devenue un triste symbole.

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