La bête à deux têtes
De Mitterrand avec Chirac à Chirac avec Jospin, les cohabitations au sommet de l’Etat français
C’est un hiatus français: les élus, qui disposent du pouvoir, voudraient en disposer tout entier, beaucoup d’électeurs par contre apprécient qu’il soit partagé. Emmanuel Macron étant reconduit à la présidence, des sondages indiquent qu’une majorité de Français ne veulent pas d’une victoire de son parti («Renaissance», anciennement La République en marche) aux législatives des 12 et 19 juin prochains. Va-t-on dès lors vers une nouvelle «cohabitation»?
Après sa défaite dans la course à l’Elysée, Jean-Luc Mélenchon entend faire des législatives un «troisième tour» de la présidentielle. Le leader de La France insoumise (LFI) a explicitement demandé aux Français de le porter à la fonction de Premier ministre, de sorte que la perspective de voir au sommet du pouvoir un Macron flanqué d’un Mélenchon, pour incongrue qu’elle paraisse, pourrait théoriquement devenir réalité. La Constitution, quoi qu’il en soit, ne s’y oppose pas. Qu’est-ce que la cohabitation à la française, et de quelles précédents la France a-t-elle fait l’expérience?
La cohabitation désigne la coexistence institutionnelle entre un chef de l'État et un chef du gouvernement issu d’un bord politique opposé. Sa première occurence en date, le binôme MitterrandChirac, a marqué les esprits par sa radicalité: un chef de l’Etat résolument de gauche dut s’accommoder d’un Premier ministre résolument à droite.
Mitterrand-Chirac
Le 16 mars 1986, la coalition RPRUDF-Divers droite, avec 43,9 % des suffrages exprimés, obtient de justesse la majorité absolue en sièges lors des élections législatives. Avec 31 % des voix recueillies, le Parti socialiste ne connaît pas pour autant un désaveu. François Mitterrand, élu président en 1981, refuse de démissionner et annonce qu’il choisira lui-même un Premier ministre dans le camp de la nouvelle majorité. Jacques Chirac est nommé le 20 mars. Commence alors, c’est une grande première dans l’histoire de la Ve République, une période de cohabitation entre un président et un Premier ministre politiquement opposés. Mitterrand, joueur habile, refuse de signer certaines ordonnances proposées par Chirac, sans pour autant pratiquer une obstruction systématique. Le président dans l’ensemble tourne la cohabitation à son avantage, et sera réélu en 1988.
C’est à la face du monde hélas que les frictions sont les plus voyantes. En France, c’est le président qui est appelé à définir les orientations de la politique étrangère, mais cette tradition est bousculée dès la première rencontre internationale engageant Mitterrand et Chirac, au Sommet des pays industrialisés de Tokyo en mai 1986. On se chamaille pour des questions de protocole. Le président devrait, pour ce type de rencontre, être accompagné par le ministre des Affaires étrangères et le ministre des Finances, or Jacques Chirac entend lui aussi être de la partie. Pour Mitterrand il n’est pas question que la délégation française compte un membre de plus, mais le rusé président propose ce compromis: si Chirac est présent, l’un des deux ministres devra renoncer, c’est le ministre des Finances Edouard Balladur qui finalement reste à Paris – la faute à Chirac, dira Mitterrand.
Mitterrand-Balladur
La deuxième cohabitation a lieu de mars 1993 à mai 1995. Elle fait suite aux élections législatives des 21 et 28 mars 1993, qui inversent la majorité politique à l’Assemblée nationale, la droite détenant alors 472 sièges sur 577. Figures de cette deuxième cohabitation: le président Mitterrand encore et l’onctueux Premier ministre Edouard Balladur. Celui-ci n’étant pas doté d’une nature particulièrement virulente, on dit que cette cohabitation s’est bien passée, en apparence en tous cas. Des tensions sont toutefois apparues: Mitterrand refuse la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique, expressément voulue par Balladur; le président et le Premier ministre s’opposent sur la nécessité d’une révision constitutionnelle pour l’application des accords de Schengen.
Interrogé longtemps après cette expérience, le félin Balladur montre qu’il sait sortir ses griffes, fussent-elles montées sur coussins de velours: «Mitterrand était un homme fort intelligent et habile. Mais il m'a semblé que, pour lui, la conquête et la possession du pouvoir constituaient la fin suprême de la politique plus que l'usage que l'on en faisait. Je ne l'ai pas trouvé suffisamment ouvert sur l'avenir, il était trop soucieux de protéger les intérêts acquis».
Chirac-Jospin
En 1997, c’est Jacques Chirac qui depuis deux ans est président. Or le président estime que les échéances européennes à venir, autour de l’instauration de la monnaie unique, exigent «une majorité ressourcée et disposant du temps nécessaire à l’action». Alors que la majorité qui soutient le gouvernement d'Alain Juppé est écrasante, il décrète la dissolution de l'Assemblée nationale et provoque de nouvelles élections législatives. Mauvais plan: la gauche «plurielle» l’emporte nettement et obtient la majorité absolue, de sorte qu’une nouvelle cohabitation, la troisième, va se mettre en place, quand le 2 juin 1997 Jacques Chirac nomme le socialiste Lionel Jospin Premier ministre. Parmi les «couacs» les plus notoires de ce nouvel épisode institutionnel, l’affaire du Hezbollah, à nouveau sur le terrain international, à la face d’un monde qui considère que les Français décidément sont des originaux.
Le 26 février 2000, Jospin est caillassé par des étudiants palestiniens de l'université de Bir Zeit pour avoir condamné des attaques «terroristes» du Hezbollah. Lors d'une conférence de presse à Jérusalem,
La cohabitation est un système trompeur. Le journal «Le Monde» dans un article de janvier 1999
au deuxième jour d'un voyage officiel en Israël, Jospin avait déclaré que «la France condamne les attaques du Hezbollah et toutes les attaques terroristes qui peuvent être menées notamment contre des soldats ou la population civile israélienne». Ces propos avaient fait l'effet d'une bombe dans les Territoires palestiniens.
Jacques Chirac ne manque pas l’occasion pour réaffirmer son pouvoir tout en tirant publiquement les oreilles du Premier ministre. Le président fait publier un communiqué en forme de rappel à l’ordre: «Le président de la République a téléphoné au Premier ministre dès son retour du ProcheOrient … ». Au piquet, Jospin!
Un système «trompeur»
Dans un article de janvier 1999, le journal «Le Monde» met en garde les Français sur les problèmes que soulèvent ces cohabitations qu’ils semblent affectionner. «La cohabitation se répète et se banalise. Les acteurs politiques s’y habituent. Les Français la plébiscitent: ils voient en effet, dans la présence des deux camps antagonistes à la tête de l’exécutif, la garantie d’une représentation plus équilibrée. Tout démontre pourtant que la cohabitation est un système trompeur, qui accentue les risques de blocage, paralyse les volontés, bride les initiatives, interdit les audaces. Au lieu de permettre les solutions de synthèse, il favorise surenchère et confusion. La coexistence d’un président et d’un Premier ministre concurrents brouille le débat démocratique et la conduite des affaires publiques».
La France cependant va-t-elle être «brouillée» une quatrième fois? L’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine estime qu’une cohabitation entre Macron et Mélenchon mènerait à une «crise de régime». En matière européenne, dit Védrine, «il y aurait des désaccords tous les jours».