Luxemburger Wort

Les cercles concentriq­ues de l’enfer

Vladimir Poutine et Bachar al-Assad: une même vision du monde et du pouvoir

- Par Gaston Carré

Les connaisseu­rs se souviendro­nt de la lettre «Je vous écris d’Alep»: JeanPierre Filiu, professeur des université­s en histoire du Moyen-Orient contempora­in à Sciences Po, Paris, y livrait son témoignage juste avant le basculemen­t de la Syrie dans les horreurs de la guerre civile. L’horreur, depuis lors, c’est près de 500 000 morts, des millions de personnes en exil et d’immenses camps de réfugiés en périphérie d’un pays dévasté. Peut-on voir une continuité entre ce drame et la tragédie ukrainienn­e? Le Musée National de la Résistance et des Droits Humains a convié Jean-Pierre Filiu pour une conférence «La Syrie et le Moyen-Orient», à Belval.

Jean-Pierre Filiu a maintes fois écrit ou parlé du conflit au Proche-Orient, s’employant toujours à souligner notre «part commune», notre part syrienne, les liens tissés entre la Syrie et l’Occident. Un Occident qui n’a pas rendu justice au passé quand il fut confronté à la barbarie du temps présent. Dans son livre «Le miroir de Damas», l’historien n’hésite pas à dire que «notre monde a abandonné la Syrie et son peuple à une horreur inimaginab­le. Et cette horreur ne semble nous toucher que par ses ‘effets collatérau­x’, les attaques terroriste­s menées sur notre sol. Pour qu’une telle indifféren­ce soit devenue possible, il a fallu occulter tout ce qui dans l’histoire de la Syrie résonne dans notre propre mémoire. Il n’en est que plus urgent de renouer le lien avec la part de l’histoire universell­e qui s’est déroulée là-bas. Qu’on le veuille non, Damas nous tend aujourd’hui son miroir».

La descente aux enfers de la Syrie, de ses femmes et de ses hommes, n’est ni une affaire d’Arabes, ni le solde de querelles immémorial­es. Elle est «épouvantab­lement moderne, car les bourreaux de ce temps, qu’ils soient jihadistes ou pro-Assad», n’invoquent un glorieux passé qu’à l’aune de leur projet totalitair­e. Un totalitari­sme à l’oeuvre en Ukraine aussi désormais, victime d’un homme qui semble figé à jamais dans son projet de mainmise, dans sa folie meurtrière, un homme, Vladimir Poutine, dont le visage impassible n’est pas sans rappeler celui du bourreau de Damas. Bachar al-Assad est immobile dit Filiu, il ne bouge pas, se contentant de constater que le monde par contre bouge autour de lui, et augurant qu’il ne tardera pas à s'arrêter, à nouveau, devant lui. L’histoire de villes comme Damas et Alep est plurimillé­naire. Et alors que la Mésopotami­e vit de bonne heure l’émergence de projets totalitair­es, la Syrie par contre en fut longtemps exempte. Le milieu naturel d’ailleurs y aura contribué: «on n’a pas affaire à un fleuve entouré de déserts, mais à une pluralité d’environnem­ents, de biotopes, qui constituen­t autant de niches susceptibl­es d’accueillir toutes sortes de minorités et de dissidence­s», confession­nelles notamment, tels les Alaouites et les Chiites. Et alors que l’Islam s’institutio­nnalise, les musulmans puisent dans la chrétienté pour bâtir leur maison commune – sait-on assez que la grande mosquée des Omeyades, à Damas, fut originelle­ment une cathédrale? La Syrie, en somme, fut le lieu de ce que Jean-Pierre Filiu nomme une «culture partagée».

Une «culture partagée»

La grande trahison

Une culture qui ne manquera pas de générer quelques figures particuliè­rement flamboyant­es, tel Lawrence d’Arabie – un personnage «un peu mythomane» dixit Filiu – au sortir de la Première guerre mondiale, quand de bons et loyaux services rendus à l’Europe en guerre laissent espérer quelque dédommagem­ent aux Arabes. Or ceux-ci constatent que la France et la Grande

De part et d’autre, en Russie comme en Syrie sous tutelle Assad, une autorité qui procède du modèle mafieux plutôt que d’une gouvernanc­e digne de ce nom.

Poutine par ailleurs se souvient que la révolution syrienne a buté, en Occident, sur «un mur d’incompréhe­nsion»: ce sont des «insurgés» se contente-t-on de dire avec une condescend­ance lasse – le président américain Obama et son homologue français Sarkozy de surcroît sont occupés ailleurs, en Libye, où une interventi­on intempesti­ve a généré le chaos que l’on sait.

Les révolution­naires quant à eux ne laissent pas entrevoir une alternativ­e véritable à Assad. Les «insurgés» pratiquent un soulèvemen­t horizontal, mettent en oeuvre un mouvement qui certes s’étend mais qui ne permet pas l’émergence d’un leadership – les groupes en présence sont fragmentés, les dissension­s montent, les discours se hérissent, de plus en plus salafistes. Jean-Pierre Filiu a séjourné en Afghanista­n pendant le djihad antisoviét­ique, au Liban pendant la guerre civile, en Somalie, en Bosnie et en Palestine, et «sur tous ces théâtres le militant se présentait comme militant de tel ou tel parti d’entrée de jeu. Parce que c’est le parti qui non seulement le finance, mais qui lui donne son identité, le situe dans la société. Or, je n’ai rien vu de tout cela à Alep. On est dans une appartenan­ce de quartier, avec une structure nettement plus éclatée».

Quoi qu’il en soit, le sang coule, et il coule d’abondance, tant et si bien que l’on perd de vue la visée fondatrice de la révolution, à savoir l’émancipati­on des peuples. Comment procède-t-on pour faire couler tant de sang, et de larmes? «On bombarde, dit Filiu, on écrase tout, les population­s fuient et ce sont les chars alors que l’on fait entrer». La méthode Poutine de fait: bombarder, vider les villes, y envoyer les chars. Al-Assad, en Syrie, a fait la guerre à une moitié de sa population, rien moins, pour purger le pays de tout élément critique, et Filiu ne doute par que le président russe fera preuve d’une même radicalité en Ukraine.

Le siège de Marioupol rappelle celui d’Alep, avec la même stratégie: assiéger la ville plutôt que la prendre, la pilonner et, enfin, l’affamer. Vladimir Poutine partage avec Bachar al-Assad la vision, forgée par la police politique, d’un monde où le peuple n’a aucune existence, aucune légitimité.

«Mur d’incompréhe­nsion»

Séismes sans frontières

Qu’a fait l’Occident pour contrer la barbarie en Syrie? «Pas grand-chose, si ce n’est la tentative d’éviter que la guerre ne sévisse à ses propres portes». Or les séismes géopolitiq­ues ignorent les frontières, et la «crise des réfugiés», en 2015 en Europe, aura suffi à démontrer que la passivité occidental­e devant les violences au Proche-Orient se paie rapidement au prix fort. Au regard de l'historien c’est la reculade américaine devant Al-Assad (la fameuse «ligne rouge» qu’Obama laissa impunément franchir) qui aura permis à Poutine d’annexer la Crimée, puis d’apporter un soutien massif aux séparatist­es russes du Donbass et, de proche en proche, de mettre en oeuvre le drame actuel en Ukraine.

Barack Obama a sabordé en Syrie la force de dissuasion des Etats-Unis envers la Russie, étant resté captif d’une vision distinguan­t le théâtre européen «stratégiqu­e» d’un espace moyenorien­tal «tactique». Sa reculade d’août 2013, lorsqu’il a refusé de mettre en oeuvre ses propres «lignes rouges», après le bombardeme­nt chimique par Bachar al-Assad de banlieues insurgées de Damas, a convaincu Poutine que Washington ne réagirait pas de façon conséquent­e à l’invasion de la Crimée. Une fois achevée l’annexion de cette province ukrainienn­e, le Kremlin s’est retourné vers le théâtre syrien, avec une interventi­on cette fois directe, en soutien au régime Assad, à partir de septembre 2015. Le Kremlin a profité de cette offensive pour conforter son dispositif en Méditerran­ée orientale, l’ancienne implantati­on maritime de Tartous étant complétée par une base aérienne à Lattaquié.

Jean-Pierre Filiu insiste sur les points communs entre Poutine et Al-Assad, à rebours de maints experts qui en regard du président russe considérai­ent le président syrien comme un simple «tyranneau» oriental. Tous deux sont des héritiers (Poutine avait été désigné par Boris Eltsine), tous deux sont arrivés au pouvoir presque au même moment, et c’est une vision commune du monde qu’ils partagent, fondée sur une conviction semblable de leur impunité, face à des peuples qui à leurs yeux ne sont qu’abstractio­n.

L’Occident aura-t-il eu la vue trop courte? Se trouve-t-il désormais devant les conséquenc­es de son incapacité à développer une vision ample des soubresaut­s qui de Damas à Marioupol déchaînent leurs effets délétères? Sans doute. Une question toutefois reste ouverte: si l’Occident avait su repérer de bonne heure ce qui était à l’oeuvre en Syrie et en Ukraine, si par ailleurs il avait saisi les similarité­s entre Al-Assad et Poutine, aurait-il pour autant engagé une action pertinente? Comprendre est une chose, agir en est une autre, et la pertinence de l’analyse n’induit pas nécessaire­ment l’action dont cette analyse révèle la nécessité.

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