Gaudium et spes
D’ailleurs
En relisant attentivement les textes du Concile oecuménique Vatican II (19621965), on constate à quel point les Pères conciliaires furent de véritables visionnaires. Parmi ces Constitutions, Déclarations et Décrets, un texte a retenu plus particulièrement notre attention: celui de la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, «Gaudium et spes».
Il y est question de l’étroite solidarité de l’Église avec l’ensemble de la famille humaine, les joies et les espoirs (comme l’indique le titre), mais aussi les tristesses et les angoisses des hommes, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, étant aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, tant et si bien qu’il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur.
Outre le thème principal, i.e. le fait que la communauté des chrétiens se reconnaisse réellement et intimement solidaire du genre humain, il y est aussi question de l’ébranlement des esprits et de la transformation des conditions de vie, liés à la mutation d’ensemble qui tend à la prédominance, dans la formation de l’esprit, des sciences mathématiques et, dans l’action, de la technique, fille des sciences (GS 5 214). Ce tropisme scientifique-technique, argumentent les Pères, a façonné d’une manière différente du passé l’état culturel et les modes de penser, en ceci que les progrès de la technique ont été non seulement jusqu’à transformer radicalement la face de la Terre, mais que, de surcroît, leurs thuriféraires se sont lancés, déjà, à la conquête de l’espace.
En même temps, ces progrès créent de nouvelles possibilités d’accès au patrimoine culturel et spirituel de l’humanité et d’enrichissement mutuel. A cela s’ajoute le constat que le mouvement même de l’histoire devient si rapide que chacun a peine à le suivre. De plus, des moyens de communication nouveaux, et sans cesse perfectionnés, favorisent la connaissance des événements et leur diffusion extrêmement rapide et universelle, quand elle ne se fait pas «en temps réel», suscitant ainsi d’innombrables réactions en chaîne, aussi bien au niveau des façons de penser que des manières de sentir. Enfin, l’on ne doit pas négliger non plus le fait que tant d’hommes, poussés par diverses raisons à émigrer, sont amenés à changer de mode de vie.
Une évolution aussi rapide, accomplie souvent sans ordre, engendre ou accroît contradictions et déséquilibres: au niveau des différents pays comme à l’intérieur d’un même pays, où, dans les deux cas de figure, elle contribue à creuser le fossé entre riches et pauvres ; au niveau des catégories sociales ; au sein de la famille, et, finalement, au niveau de la personne elle-même. Car les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont, en vérité, liés à un déséquilibre plus fondamental, qui prend racine dans le coeur même de l’homme. Faible, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait, comme l’explique saint Paul dans son Épître aux Romains (Rom 7, 14ss).
Force est de constater que les progrès fulgurants de la modernité inaugurent un nouvel âge de l’histoire humaine. Progrès tous azimuts: scientifique, économique, biologique, social… Or, si la finalité du progrès est le plein épanouissement de l’homme, et s’il est un grand bien pour l’homme, dans la mesure où il peut servir à son bonheur, il entraîne aussi une sérieuse tentation, nous avertissent les Pères conciliaires. L’un des risques majeurs lié au progrès est le délaissement de l’ordre moral, la recherche d’un monde techniquement plus évolué ne s’accompagnant pas d’un égal essor spirituel, conduisant même, dans le pire des cas, jusqu’à un refus de Dieu. C’est à un point tel qu’aujourd’hui, on présente volontiers ce refus de Dieu, en clair, l’athéisme, comme une exigence du progrès scientifique (GS 7 217).
Or, le progrès des sciences et des techniques qui, en vertu même de leur méthodologie, ne saurait parvenir jusqu’aux profondeurs de la réalité, peut ainsi avantager a minima un certain agnosticisme (GS 57 288ss). Concomitamment à ceci, il se trouve que les récentes recherches et découvertes des sciences soulèvent de nombreuses questions qui comportent des conséquences pour la vie même, comme le montrent, notamment, les progrès des sciences biologiques.
Si, d’un côté, il convient d’encourager le progrès technique et l’esprit d’innovation au service du développement, ne fût-ce que pour améliorer le niveau de vie des peuples des pays du Tiers Monde, par exemple, par le passage à des techniques modernes d’exploitation agricole, il est bon, d’un autre côté, de rappeler que toutes les tentatives de la technique sont impuissantes à calmer l’anxiété de l’homme en face de la mort, alors que d’aucuns, se fiant plus que de raison au progrès de la science et de la technique, sont enclins, histoire de se rassurer, à une véritable idolâtrie des choses matérielles et temporelles.
Ainsi, le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, de la liberté et de la servitude, du progrès technique et de la régression éthique, de la fraternité et de l’hostilité, de la paix et de la guerre.
Paradoxe des paradoxes: au fur et à mesure de ses progrès mêmes, notre technique risque de devenir inhumaine. D’où la nécessité urgente de réconcilier les hommes avec la vie.