Admirable amiral Nelsons
Les Wiener Philharmoniker de passage à la Phiharmonie
Capitaine surdoué de l'impressionnante flotte des Wiener Philharmoniker, Andris Nelsons vient de livrer une bataille décisive qui fit chavirer les fondations sonores de la Philharmonie. Contourner en une même soirée des récifs aussi dissemblables que les métaphores mystérieuses de Goubaïdoulina, l'imprévisible ironie tour à tour voilée ou tranchante de la 9e symphonie de Chostakovitch et les réminiscences exubérantes de la 6e symphonie de Dvorak, cela ne tient pas de la manoeuvre gagnée d'avance.
Le cheminement de Sofia Goubaïdoulina s'est fait dans l'ombre de Chostakovitch sans que pour autant elle en ait adopté le langage ni l'esthétique. En revanche, l'incarnation du tragique, qui imprègne l'art de toute une génération d'artistes russes, alimente des racines communes à leur inspiration.
Et pourtant, ce fut moins le tragique que le poétique qui se trouva ce soir mis en exergue dans ce «Fairy Tale Poem», frétillant de présence, de cordes acérées et de précision sonore jusque dans les limbes du silence.
On sait qu'avec sa 9e symphonie Chostakovitch a doublement failli à son «contrat», à celui d'offrir au vainqueur de 1945 une symphonie qui célèbre la gloire du pouvoir en place, mais aussi à l'attente emblématique d'auguste grandeur rattachée au chiffre 9 dans la grande tradition symphonique.
Vous attendiez peut-être une parade digne et noble, eh bien vous aurez surtout de la parodie (y compris militaire). Andris Nelsons joue à fond la carte de l'allégresse naïve et des escapades théâtrales, sans le moins du monde en bouder la part d'éclatante trivialité.
Avec la grande formation du Philharmonique viennois, le chef letton est sûr de parer à tous les coups. La prodigieuse avancée des cordes serrées (allegro) se fait couper l'herbe sous les pieds par un trombone grotesque, les cuivres, gras et goulus, font tomber leurs accents cinglants comme autant de couperets. Tout ce désordre (oh combien organisé!) finit par livrer un tableau bien plus canaille qu'inquiétant.
Remettre les pendules à l’heure
Il est vrai que le deuxième mouvement (moderato) remet les pendules à l'heure (douloureuse) et la glaise finit par coller aux pieds d'une épuisante marche qui plie sous le destin. Et pourtant, cette inextricable pesanteur ne se veut jamais opprimante ni lugubre. Même dans le presto, la terreur glaçante n'arrive pas à intimider un basson imperturbable de lyrisme qui décline sa peine à laquelle l'auditeur ne croit pas vraiment...
Après la bacchanale du Finale qui voit s'affronter à armes égales les forces du rire moqueur et de la sourde menace sur fond d'une époque que le présent actualise avec véhémence, on pouvait craindre que les palpitations pastorales de Dvorak ne tombent quelque peu à plat. Mais ce serait mal augurer d'Andris Nelsons (et des facettes insoupçonnées de ses injonctions communicatives!) qui dépouilla cette imposante fresque de tout didactisme, fidèle à son invariable règle de conduite selon laquelle la technique ne doit jamais primer sur l'émotion.
On pourrait faire valoir que cette approche, amplement sonore et largement brassée, lui conférait un embonpoint susceptible de la faire basculer dans l'esthétique germanique, de lorgner davantage du côté d'Anton que d'Antonin, en somme. Et nous rétorquerions que l'indéniable robustesse beethovénienne n'a nulle part effacé la finesse agreste, le charme bucolique, les ineffables éclairages slaves.