Eriger des garde-fous
Le passé colonial de l’Europe n’a pas fini de ronger les esprits. Regret, excuse, ignorance, mais aussi minimisation rythment encore nos relations historiques avec des pays, des peuples jadis soumis. Le Royaume de Belgique, ces dernières semaines, livre des exemples probants d’une rédemption bien tardive. Le projet de fondre les statues de Léopold II est à l’étude. La semaine dernière, l’actuel Roi des Belges, Philippe, s’est rendu à Kinshasa pour renouer le dialogue et remettre aux autorités de la République démocratique du Congo un masque Suku pillé par ses aïeux. Au-delà du simple geste – pour se donner une bonne conscience? – il s’agit là, espérons-le, d’une initiative symbolique pour rétablir une vérité, pour comprendre une réalité passée, qui aujourd’hui serait inimaginable. Ce masque n’est peut-être qu’une petite goutte dans un océan de mensonges, d’oppressions, de soumissions et surtout de suprématies blanches. La prise de conscience va dans le bon sens. D’autant plus que les musées, chez nous, regorgent d’objets d’art au passé pas toujours glorieux.
Le Musée national d’Histoire et Art de Luxembourg avec son actuelle exposition «Le passé colonial au Luxembourg» pose les bonnes questions. Et dérange. Surtout, tous ceux qui ferment les yeux et refusent de voir la réalité de face. Une récente table-ronde, organisée par le MNHA dans le cadre de cette exposition, en a fourni une preuve déconcertante. Entre ceux qui accusent et ceux qui se cachent derrière de faux alibis – le Luxembourg n’a jamais été une puissance coloniale, pourquoi donc s’excuser? – le fossé reste béant. Le MNHA ne juge, n’accuse pas, mais documente et illustre des faits historiques. Pour nous faire comprendre.
La scène culturelle contemporaine, d’Afrique ou d’ailleurs, elle aussi a entrepris ce travail de documentation. A la Biennale de Venise et à la documenta de Kassel, qui ouvre ses portes ce samedi, les soit-disant «sous-continents» sont présents en force. Leurs créations sont des coups de poing sans filtres, qui – nous – frappent, cognent là où cela fait encore et toujours mal. Le Nord est bousculé par le Sud, qui plus que jamais veut se faire entendre. C’est aussi ce message qui suinte des cimaises du MNHA, au travers des poignants témoignages de quelque témoins du «colonialisme à la luxembourgeoise».
L’actuelle guerre en Ukraine, outre les atrocités commises contre le peuple ukrainien, a des conséquences inattendues. Egalement en Afrique. Il n’est plus question d’objets d’art volés, l’heure est aux questions géostratégiques, militaires et financières. Les céréales sont devenues le nerf de la guerre. Un pays, un président peuvent aujourd’hui encore décider du sort de milliers d’êtres moins nantis, dans le plus grand besoin et qui en temps de guerre connaissent une pénurie de matières premières.
Le geste de Philippe à Kinshasa et le blocus alimentaire de Poutine sont antinomiques et révélateurs d’un fossé qui persiste. Les artistes, d’où qu’ils viennent, doivent ouvrir des brèches, témoigner, revendiquer leurs identités... au MNHA, à Kassel, à Venise... Les Arts seuls ne font pas bouger les lignes, mais peuvent ériger des garde-fous.
Le passé colonial de l’Europe fait encore et toujours débat.