Interrogations sur l’empreinte carbone de Luxair
L’objectif de la «neutralité carbone» au niveau mondial avant la fin du siècle est inscrit avec l’aval de pratiquement tous les États de la planète dans l’accord de Paris de 2015. Il implique que les émissions résiduelles de gaz à effet de serre, dont certaines resteront inévitables comme le gaz carbonique rejeté par la respiration humaine, soient compensées par une absorption équivalente pour arriver à «zéro émission nette».
Dans son livre «Compensation Carbone», publié chez «Sorbonne Université Presses», la sociologue Alice Valiergue fait le point sur ce marché né à la suite de l’accord de Kyoto. De plus en plus d’entreprises américaines et européennes, soucieuses de se donner une image responsable, achètent des « crédits carbone » à des sociétés spécialisées ou à des organisation non gouvernementales (ONG) qui réalisent des projets de réduction d’émissions dans des pays du sud. Ces émissions «réduites» ou seulement «évitées» sont censées «compenser» les émissions réelles des entreprises acheteuses.
Luxair vient d’annoncer la mise en oeuvre d’un programme de compensation des émissions de CO2 occasionnées par ses vols. Notre compagnie nationale soutiendra:
- la restauration d’une tourbière en Indonésie, afin de protéger la biodiversité locale et l’habitat naturel des orangs outans de Bornéo
- la distribution de fourneaux à haut rendement et de filtres à eaux à des ménages du Ruanda afin des réduire les émissions résultant de l’ébullition de l’eau et de la cuisson
- La production d’énergie sans émissions de carbone par une centrale hydroélectrique à Sumatra.
Projets parlants
Les choix de Luxair confortent les constats de l’étude menée par la sociologue: Pour les opérateurs européens «tous les pays du Sud ne se valent pas. Il doit s’agir d’un pays pauvre ‘ à aider ‘ selon l’imaginaire occidental, mais pas trop pauvre non plus». Car le pays aidé doit disposer d’un minimum d’infrastructures «permettant de réduire le coût de production de crédits carbone». Et puis il faut que le pays aidé «soit intéressant, sexy, ou intéresse les clients au Nord». Les projets «sexy» concernent de préférence les forêts vierges d’Amazonie, de Bornéo ou de Sumatra. Ces dernières permettent de mettre l’accent sur la défense des orangs outans devenus aussi emblématiques que les ours polaires.
A regarder de près les trois projets sélectionnés par Luxair, on peut douter de leur impact réel sur le climat. Il y va plus d’évitement de gaz à effet de serre, que de réduction réelle.
La conservation d’une tourbière évite bien évidemment des émissions de carbone et surtout de méthane qui résulteraient de leur destruction. La production d’électricité sur le fil de l’eau n’absorbe pas de gaz à effet de serre. Elle peut tout au plus éviter que l’énergie ainsi produite soit remplacée par une énergie plus polluante. De nouveau il en résultera un «évitement», pas une réduction.
Produire de l’électricité renouvelable pour les 733 millions d’humains qui selon la Banque Mondiale n’ont pas encore accès à cette source d’énergie essentielle est évidemment un objectif louable. Tout comme la distribution de filtres à eaux et de fourneaux à haut rendement en faveur de populations pauvres. Trop de ménages dans les pays sous-développés n’ont pas accès à des eaux propres et doivent cuire leurs aliments sur des feux de bois polluant leur habitat.
Mais on voit mal comment ces aides à caractère hygiénique aient un impact climatique permettant de «compenser» des émissions massives au Nord.
Luxair, dans sa publicité autour de son engagement pour le climat, assure que ses trois projets sont certifiés par Verra VCS et sont conformes aux objectifs de «développement durable» des Nations unies.
Des certificateurs en «or»
Verra VCS (Verified Carbon Standard) est après «Gold Standard» un des principaux organismes de certification et de standardisation du marché de compensation. «Gold Standard» est une création du «World Wildlife Fund» et des nombreuses multinationales qui contribuent annuellement au moins 500.000 dollars au budget de cette organisation de défense de la nature. Verra est un produit du Forum Économique Mondial de Davos, de «Climate Group», une coalition de grandes entreprises et de gouvernements régionaux comme la Californie et l’Ecosse, et de l’ «International Emissions Trading Association». Cette dernière ONG fut créée par des banques et des producteur d’énergie afin de promouvoir des «solutions de marché» pour la politique climatique.
Il va de soi que la certification des projets n’est pas gratuite. Verra ne prend que 500 dollars pour enregistrer une société nouvellement membre. Mais jusqu’à 10.000 dollars par an pour certifier les volumes de tonnes de gaz à effet de serre épargnés ou évités. 13.000 dollars, si le client veut une méthodologie spécifique. La validation d’un projet coûte 2.500 dollars. Tout est facturé, également l’utilisation d’un logo vantant l’engagement climatique des firmes participantes.
Les critiques du marché volontaire soutiennent qu’il ne contribue que peu à la réduction des gaz à effet de serre. Mais permet aux entreprises de s’acheter «une image verte» à peu de frais.
Comme l’a relevé le «Guardian», les invitations faites aux voyageurs utilisant les transports aériens de «compenser» leur vol en contribuant à des projets de plantation d’arbres aboutissent souvent à des «monocultures d’arbres» inintéressantes pour la biodiversité. Ou alors simplement à la «préservation» de forêts existantes. «Les principaux fournisseurs (de crédits carbone) investissent leurs fonds dans des projets (...) qui réduisent les émissions plutôt que d’essayer de les absorber.»
«Carbon cowboys»
En sus, selon le Financial Times, il y a des «carbon cowboys», qui ne vendent que du vent. Ainsi des crédits carbone correspondant à des réductions d’émissions obtenues lors de la fermeture d’usines. Cela vaut même pour trop de crédits carbone certifiés par les organismes spécialisés des Nations unies.
Sur les 8.366 projets réalisés en 2018 à travers le cadre onusien du mécanisme pour un développement propre, près de la moitié des crédits carbone émis étaient dues à des destructions en Chine et en Inde de gaz fluorés utilisés dans le secteur de la réfrigération. L’élimination de ces gaz est bien sûr souhaitable pour la protection de la couche d’ozone. Mais des produits de substitution peu onéreux existent. Comme comptablement l’équivalant CO2 des gaz fluorés est plus important que l’élimination d’une source de gaz carbonique, 2 % des projets ont ainsi généré 46 % des crédits carbone certifiés.
Les projets de production d’énergies renouvelables furent les plus nombreux, mais la quantité des crédits carbone y rattachées ne représentait que 31 %. Les projets de boisement ou de reboisement certifiés en 2018 dans le cadre du mécanisme ne valaient que pour 0,80 % des crédits.
Alice Valiergue produit des bilans précis de certaines actions. Ainsi un budget portant sur 500.000 euros d’un projet de distribution de fours améliorés. 85.000 euros étaient affecté au management du projet. Le directeur français touchait 2.000 dollars par mois, revenu permettant de vivre agréablement en Afrique. Les chefs des communautés locales furent intéressés par des primes de présence aux réunions d’informations payées en monnaie locale. Soit l’équivalent de 15 euros par personne.
L’écriture du «Project Design Document» demanda 30.000 euros. L’évaluation du projet par un auditeurs externe allemand également 30.000 euros. Les salaires des employés locaux et les coûts opérationnels sur place (voiture, ordinateurs) étaient budgétisés à 90.000 euros.
Les 60.000 fours furent achetés au prix de 4,57 euros/pièce, soit quelque 125.000 euros. Les coûts de distribution, dont l’embauchage d’intérimaires locaux étaient budgétisés à 100.000 euros. Pour envelopper socialement le projet, 5.000 euros servirent à soutenir les écoles locales. Sur demande du fonds d’investissement finançant le projet, 30.000 euros furent alloués à des plantations d’arbres. Seul élément tangible d’une fixation de carbone.
Bilans douteux
Le bilan carbone de telles opérations reste douteux. Les «fours améliorés» sont le plus souvent achetés en Chine. Ils doivent être transportés par mer et par terre jusqu’à leurs futurs utilisateurs. Ces fours consomment moins de bois et évitent ainsi l’émission d’une quantité de gaz à effet de serre difficilement chiffrables. Car cela dépend des saisons. Lorsque le bois est mouillé, les fours même améliorés fonctionnent mal. Les Européens, qui bouillent au gaz ou à l’électricité l’eau pour leur café ou leur thé, ont du mal à s’imaginer la pénibilité de se nourrir ailleurs.
Si d’un point de vue d’aide les projets de Luxair sont défendables, leur impact climatique reste douteux. Le constat de la chercheuse française est sans appel: «Il est évident que (le marché des compensations) n’a pas permis au niveau international une baisse des émissions de gaz à effet de serre.» Mais a généré pour d’aucuns un business fructueux autour de l’objectif si vertueux d’une réduction de l’emprunte carbone humaine.
L'auteur est ancien ministre et député européen du LSAP.