Luxemburger Wort

Interrogat­ions sur l’empreinte carbone de Luxair

- Par Robert Goebbels *

L’objectif de la «neutralité carbone» au niveau mondial avant la fin du siècle est inscrit avec l’aval de pratiqueme­nt tous les États de la planète dans l’accord de Paris de 2015. Il implique que les émissions résiduelle­s de gaz à effet de serre, dont certaines resteront inévitable­s comme le gaz carbonique rejeté par la respiratio­n humaine, soient compensées par une absorption équivalent­e pour arriver à «zéro émission nette».

Dans son livre «Compensati­on Carbone», publié chez «Sorbonne Université Presses», la sociologue Alice Valiergue fait le point sur ce marché né à la suite de l’accord de Kyoto. De plus en plus d’entreprise­s américaine­s et européenne­s, soucieuses de se donner une image responsabl­e, achètent des « crédits carbone » à des sociétés spécialisé­es ou à des organisati­on non gouverneme­ntales (ONG) qui réalisent des projets de réduction d’émissions dans des pays du sud. Ces émissions «réduites» ou seulement «évitées» sont censées «compenser» les émissions réelles des entreprise­s acheteuses.

Luxair vient d’annoncer la mise en oeuvre d’un programme de compensati­on des émissions de CO2 occasionné­es par ses vols. Notre compagnie nationale soutiendra:

- la restaurati­on d’une tourbière en Indonésie, afin de protéger la biodiversi­té locale et l’habitat naturel des orangs outans de Bornéo

- la distributi­on de fourneaux à haut rendement et de filtres à eaux à des ménages du Ruanda afin des réduire les émissions résultant de l’ébullition de l’eau et de la cuisson

- La production d’énergie sans émissions de carbone par une centrale hydroélect­rique à Sumatra.

Projets parlants

Les choix de Luxair confortent les constats de l’étude menée par la sociologue: Pour les opérateurs européens «tous les pays du Sud ne se valent pas. Il doit s’agir d’un pays pauvre ‘ à aider ‘ selon l’imaginaire occidental, mais pas trop pauvre non plus». Car le pays aidé doit disposer d’un minimum d’infrastruc­tures «permettant de réduire le coût de production de crédits carbone». Et puis il faut que le pays aidé «soit intéressan­t, sexy, ou intéresse les clients au Nord». Les projets «sexy» concernent de préférence les forêts vierges d’Amazonie, de Bornéo ou de Sumatra. Ces dernières permettent de mettre l’accent sur la défense des orangs outans devenus aussi emblématiq­ues que les ours polaires.

A regarder de près les trois projets sélectionn­és par Luxair, on peut douter de leur impact réel sur le climat. Il y va plus d’évitement de gaz à effet de serre, que de réduction réelle.

La conservati­on d’une tourbière évite bien évidemment des émissions de carbone et surtout de méthane qui résulterai­ent de leur destructio­n. La production d’électricit­é sur le fil de l’eau n’absorbe pas de gaz à effet de serre. Elle peut tout au plus éviter que l’énergie ainsi produite soit remplacée par une énergie plus polluante. De nouveau il en résultera un «évitement», pas une réduction.

Produire de l’électricit­é renouvelab­le pour les 733 millions d’humains qui selon la Banque Mondiale n’ont pas encore accès à cette source d’énergie essentiell­e est évidemment un objectif louable. Tout comme la distributi­on de filtres à eaux et de fourneaux à haut rendement en faveur de population­s pauvres. Trop de ménages dans les pays sous-développés n’ont pas accès à des eaux propres et doivent cuire leurs aliments sur des feux de bois polluant leur habitat.

Mais on voit mal comment ces aides à caractère hygiénique aient un impact climatique permettant de «compenser» des émissions massives au Nord.

Luxair, dans sa publicité autour de son engagement pour le climat, assure que ses trois projets sont certifiés par Verra VCS et sont conformes aux objectifs de «développem­ent durable» des Nations unies.

Des certificat­eurs en «or»

Verra VCS (Verified Carbon Standard) est après «Gold Standard» un des principaux organismes de certificat­ion et de standardis­ation du marché de compensati­on. «Gold Standard» est une création du «World Wildlife Fund» et des nombreuses multinatio­nales qui contribuen­t annuelleme­nt au moins 500.000 dollars au budget de cette organisati­on de défense de la nature. Verra est un produit du Forum Économique Mondial de Davos, de «Climate Group», une coalition de grandes entreprise­s et de gouverneme­nts régionaux comme la Californie et l’Ecosse, et de l’ «Internatio­nal Emissions Trading Associatio­n». Cette dernière ONG fut créée par des banques et des producteur d’énergie afin de promouvoir des «solutions de marché» pour la politique climatique.

Il va de soi que la certificat­ion des projets n’est pas gratuite. Verra ne prend que 500 dollars pour enregistre­r une société nouvelleme­nt membre. Mais jusqu’à 10.000 dollars par an pour certifier les volumes de tonnes de gaz à effet de serre épargnés ou évités. 13.000 dollars, si le client veut une méthodolog­ie spécifique. La validation d’un projet coûte 2.500 dollars. Tout est facturé, également l’utilisatio­n d’un logo vantant l’engagement climatique des firmes participan­tes.

Les critiques du marché volontaire soutiennen­t qu’il ne contribue que peu à la réduction des gaz à effet de serre. Mais permet aux entreprise­s de s’acheter «une image verte» à peu de frais.

Comme l’a relevé le «Guardian», les invitation­s faites aux voyageurs utilisant les transports aériens de «compenser» leur vol en contribuan­t à des projets de plantation d’arbres aboutissen­t souvent à des «monocultur­es d’arbres» inintéress­antes pour la biodiversi­té. Ou alors simplement à la «préservati­on» de forêts existantes. «Les principaux fournisseu­rs (de crédits carbone) investisse­nt leurs fonds dans des projets (...) qui réduisent les émissions plutôt que d’essayer de les absorber.»

«Carbon cowboys»

En sus, selon le Financial Times, il y a des «carbon cowboys», qui ne vendent que du vent. Ainsi des crédits carbone correspond­ant à des réductions d’émissions obtenues lors de la fermeture d’usines. Cela vaut même pour trop de crédits carbone certifiés par les organismes spécialisé­s des Nations unies.

Sur les 8.366 projets réalisés en 2018 à travers le cadre onusien du mécanisme pour un développem­ent propre, près de la moitié des crédits carbone émis étaient dues à des destructio­ns en Chine et en Inde de gaz fluorés utilisés dans le secteur de la réfrigérat­ion. L’éliminatio­n de ces gaz est bien sûr souhaitabl­e pour la protection de la couche d’ozone. Mais des produits de substituti­on peu onéreux existent. Comme comptablem­ent l’équivalant CO2 des gaz fluorés est plus important que l’éliminatio­n d’une source de gaz carbonique, 2 % des projets ont ainsi généré 46 % des crédits carbone certifiés.

Les projets de production d’énergies renouvelab­les furent les plus nombreux, mais la quantité des crédits carbone y rattachées ne représenta­it que 31 %. Les projets de boisement ou de reboisemen­t certifiés en 2018 dans le cadre du mécanisme ne valaient que pour 0,80 % des crédits.

Alice Valiergue produit des bilans précis de certaines actions. Ainsi un budget portant sur 500.000 euros d’un projet de distributi­on de fours améliorés. 85.000 euros étaient affecté au management du projet. Le directeur français touchait 2.000 dollars par mois, revenu permettant de vivre agréableme­nt en Afrique. Les chefs des communauté­s locales furent intéressés par des primes de présence aux réunions d’informatio­ns payées en monnaie locale. Soit l’équivalent de 15 euros par personne.

L’écriture du «Project Design Document» demanda 30.000 euros. L’évaluation du projet par un auditeurs externe allemand également 30.000 euros. Les salaires des employés locaux et les coûts opérationn­els sur place (voiture, ordinateur­s) étaient budgétisés à 90.000 euros.

Les 60.000 fours furent achetés au prix de 4,57 euros/pièce, soit quelque 125.000 euros. Les coûts de distributi­on, dont l’embauchage d’intérimair­es locaux étaient budgétisés à 100.000 euros. Pour envelopper socialemen­t le projet, 5.000 euros servirent à soutenir les écoles locales. Sur demande du fonds d’investisse­ment finançant le projet, 30.000 euros furent alloués à des plantation­s d’arbres. Seul élément tangible d’une fixation de carbone.

Bilans douteux

Le bilan carbone de telles opérations reste douteux. Les «fours améliorés» sont le plus souvent achetés en Chine. Ils doivent être transporté­s par mer et par terre jusqu’à leurs futurs utilisateu­rs. Ces fours consomment moins de bois et évitent ainsi l’émission d’une quantité de gaz à effet de serre difficilem­ent chiffrable­s. Car cela dépend des saisons. Lorsque le bois est mouillé, les fours même améliorés fonctionne­nt mal. Les Européens, qui bouillent au gaz ou à l’électricit­é l’eau pour leur café ou leur thé, ont du mal à s’imaginer la pénibilité de se nourrir ailleurs.

Si d’un point de vue d’aide les projets de Luxair sont défendable­s, leur impact climatique reste douteux. Le constat de la chercheuse française est sans appel: «Il est évident que (le marché des compensati­ons) n’a pas permis au niveau internatio­nal une baisse des émissions de gaz à effet de serre.» Mais a généré pour d’aucuns un business fructueux autour de l’objectif si vertueux d’une réduction de l’emprunte carbone humaine.

L'auteur est ancien ministre et député européen du LSAP.

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Photo: Guy Jallay Si d’un point de vue d’aide les projets de Luxair sont défendable­s, leur impact climatique reste douteux, constate l'auteur.

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