Les trois défis de la banque privée
Entretien avec Fabio Mandorino, conseiller en charge du métier Banque privée à l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL)
Fabio Mandorino, quel bilan tirezvous de l'année écoulée et de la gestion de la crise?
Les retours que nous avons obtenus au niveau du cluster dédié à la banque privée sont dans l'ensemble très positifs. Le secteur a bien performé et la crise du Covid-19 a été bien gérée au Luxembourg. Du jour au lendemain, les banques privées se sont adaptées en utilisant de nouveaux outils digitaux et en proposant entre autres le télétravail. La chose la plus importante était de continuer la relation avec la clientèle, une clientèle qui est à 80 % internationale et donc non résidente au Luxembourg. Grâce à l'utilisation des outils digitaux, toutes les banques ont pu maintenir la proximité et les contacts avec leurs clients.
Au niveau des actifs sous gestion, les chiffres sont encore en cours de validation par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Mais d'après une première estimation, on s'approcherait de 600 milliards d'euros d'actifs sous gestion fin 2021, alors qu'on était à 508 milliards d'euros d'actifs sous gestion à la fin de l'année 2020.
Comment expliquez-vous cette forte progression?
Ce résultat s'explique essentiellement par trois facteurs. Tout d'abord par l'effet du Brexit, puisque les sociétés britanniques étaient soudainement privées du «passeport européen» qui permettait à la City de Londres de proposer ses produits partout dans l'Union européenne. Le Luxembourg a ainsi pu accueillir de nouveaux arrivants dans le secteur de la banque privée, comme par exemple JP Morgan, Citibank ou Goldman Sachs. Même si certains groupes étaient déjà présents au Luxembourg, ils n'étaient pas toujours actifs dans le private banking. Dans le contexte du Brexit, les trois banques américaines ont donc établi un hub à Luxembourg afin de pouvoir continuer à fournir des services indispensables à leurs clients. De manière globale, si on regarde les statistiques sur le nombre de banques privées au Luxembourg, on s'aperçoit que celui-ci avait commencé à chuter ces dernières années. Grâce au Brexit, nous observons une augmentation du nombre d'acteurs sur la place financière, ce qui est aussi très bénéfique pour les clients. Les clients font confiance au Luxembourg pour la gestion de leurs avoirs parce qu'ils savent que le Luxembourg a une approche «best in class», qu'il est un centre d'excellence dans le domaine de la gestion patrimoniale. La stabilité politique, sociale et économique du Grand-Duché, confirmée par son triple A, attire aussi bien les institutions financières que les clients.
Enfin, les autres facteurs positifs ont été la performance à la hausse des marchés financiers, ainsi que l'effet «net new money», donc l'apport d'argent nouveau, qui a aussi augmenté au cours de l'exercice 2021.
La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé qu'elle relèvera en juillet ses taux directeurs pour lutter contre l'inflation. Comment réagissent les banques privées?
Depuis la crise financière de 2008, les banques ont dû s'adapter à des taux d'intérêt très faibles, voir négatifs ces derniers temps. Suite aux crises successives de ces deux dernières années, l'inflation galopante a incité certaines Banques centrales à agir vite et fort en relevant leur taux directeur. La Réserve fédérale des États-Unis n'est pas la seule à avoir pris une telle mesure. Les banques centrales du Royaume-Uni et du Canada ont également changé de politique monétaire pour lutter contre une inflation historique. Maintenant, c'est au tour de la Banque centrale européenne. La hausse prochaine des taux d'intérêt sera un genre de test pour les banques privées, qu'il va falloir suivre et surveiller en temps réel. Mais naturellement, pour les établissements qui ont vu leur profitabilité impactée par des taux faibles voire négatifs, cela aura un effet positif, puisque les banques devraient voir leurs marges d'intérêt nettes augmenter à nouveau. C'est donc une annonce globalement positive, même s'il va falloir vérifier cela dans les faits au cours des prochains mois.
Quels sont les principaux défis auquel le secteur fait face aujourd'hui?
Ils tiennent essentiellement en trois mots: profitabilité, people et potential new entrants, les trois P. Le premier défi concerne la profitabilité des banques privées dans un contexte de consolidation du marché. Le Grand-Duché compte 48 banques privées, dont un certain nombre de banques de petite ou moyenne taille. Pour celles-ci se pose la question de la taille critique. Les banques privées sont confrontées, d'une part, à une hausse des coûts opérationnels – en raison du durcissement des contraintes réglementaires et des exigences accrues des clients en termes d'efficacité administrative et technologique – et, d'autre part, à une pression sur les revenus. Face à cet effet, les banques sont contraintes de grandir pour atteindre la taille minimale qui leur permet de rester rentables. La seule solution: grandir par fusions ou acquisitions.
Le deuxième P concerne les personnes, et plus particulièrement la recherche de nouveaux talents. Il se trouve que la clientèle des banques privées au Luxembourg est aujourd'hui plus internationale et plus complexe que par le passé. Les banques attirent une clientèle de plus en plus HNWI (high networth individual) et ont besoin, au niveau de leurs collaborateurs, de profils et de compétences spécifiques pour gérer les intérêts multi-juridictionnels de cette clientèle. Ils sont donc surtout à la recherche de spécialistes capables d'appréhender les besoins très diversifiés de leur clientèle.
Le troisième P fait référence au «potential new entrants», à ces nouveaux entrants sur le marché qui font de la compétition aux banquiers privés. Il s'agit non seulement des fintechs, mais aussi des «investment firms», des experts en asset management, qui ont le statut de PSF et qui peuvent offrir un bon service advisory avec une structure beaucoup plus légère que les banques privées traditionnelles. Nous avons au sein de l'ABBL un groupe de travail dédié à ces assets managers et on voit que la clientèle choisit de plus en plus souvent ce type de firmes parce qu'elles ont, entre autres, des relations plus proches avec leurs clients. C'est une concurrence très forte que les banques privées subissent sur ce terrain.
Comment qualifieriez-vous la collaboration entre les banques privées et les fintechs à Luxembourg?
La collaboration est de plus en plus étroite; on voit des banques racheter des fintechs prometteuses, ou collaborer avec des start-up pour fournir de nouvelles solutions digitales et personnalisées à leur clientèle. On le voit surtout pour la clientèle de moins d'un million d'euros d'actifs sous gestion. Pour ces clients moins haute de gamme, on voit apparaître de plus en plus souvent des solutions de type «roboadvisor» ou d'intelligence artificielle. Par contre, plus on monte dans les tranches de richesse, plus la relation humaine est recherchée et appréciée par le client dans la gestion de son patrimoine. Au sein de l'ABBL, nous avons un Forum dédié à la fintech (FinTech and Innovation Forum), l'idée étant de mettre en relation les banques de la Place et les fintechs de l'écosystème et d'être en quelque sorte un intermédiaire entre les acteurs.
Des règles claires en matière de finance durable sont indispensables.
Comment les banques font-elles face aux exigences en matière de développement durable?
Le métier bancaire est depuis longtemps par nature très régulé.