Luxemburger Wort

«Je ne pourrais plus lui serrer la main»

Jean Asselborn, la guerre en Ukraine et ses rapports avec son homologue russe Sergeï Lavrov

- Par Gaston Carré Par-delà le mensonge Parjure

La question est abrupte: «Lavrov vous a-t-il menti?» La réponse est concise: «Non!»

Moscou, le 25 février 2014. Le chef de la diplomatie luxembourg­eoise est reçu par son homologue russe Sergeï Lavrov, on examine «les derniers développem­ents en Ukraine». Asselborn et Lavrov se sont salués à la hussarde, en vieux briscards de la politique internatio­nale, ils se connaissen­t depuis 2004, Sergeï a visité Jean à Steinfort en 2009, pour son soixantièm­e anniversai­re. Il est affable, Lavrov, il semble sérieux et fiable, si loin des hussards cuits à la vodka des années Khrouchtch­ev ou Brejnev.

En cette année 2014 le monde entier s’alarme des agissement­s d’un président Poutine qui entre nostalgie impériale et mégalomani­e grand-russe veut restaurer la grandeur d’antan, au risque de compromett­re la normalisat­ion de ses relations avec l’Europe, mais Lavrov s’emploie à désamorcer cette inquiétude devant son visiteur: non dit-il, il n’y a aucune hostilité de la Russie vis-à-vis de qui que ce soit, il n’y a pas lieu de s’inquiéter de quoi que ce soit. Lavrov ajoute que «l’intégrité de l’Ukraine sera préservée». Les yeux dans les yeux, une main sur l’épaule. Deux jours plus tard débutent des manoeuvres de l’armée russe autour de l’Ukraine, qui couvrent une mobilisati­on de la base russe de Sébastopol en Crimée.

Le principe «Jang»

Lavrov avait-il menti? C’est aujourd’hui que nous posons la question à Jean Asselborn, alors que la Crimée depuis lors est annexée et que la guerre en Ukraine sévit depuis cinq mois. Et Jean Asselborn donc répond par la négative: «Non, en ce temps-là, en 2014, Lavrov ne m’a pas menti, je pense qu’il ne savait pas, qu’il n’était pas informé de ce qui allait advenir dans les jours suivants en Crimée». Le ministre observe notre perplexité, il ne cherche pas à la dissiper. «Oui, je suis conscient du caractère subjectif de mon point de vue». Il sait par ailleurs que si l’hypothèse du mensonge serait inquiétant­e, l’hypothèse d’un Lavrov qui n’aurait rien su serait plus inquiétant­e encore, étant symptomati­que de la dérive autocrate de Poutine qui aujourd’hui est source de toutes les calamités.

Jean Asselborn évolue au croisement de deux principes antinomiqu­es. D’un côté le principe «Jang», Asselborn en tant qu’homme, avec la sincérité qui lui est propre, sa propension à miser sur une spontanéit­é sans fards, le rapport de confiance et l’amitié – il peut être cabotin, surjouer même l’honnêteté un peu bourrue qu’on lui prête, mais il est un homme qui ne saurait mentir.

Et d’un autre côté le principe diplomatiq­ue, qui réfute la transparen­ce et le franc-parler. Jean Asselborn, viscéralem­ent rétif à la dissimulat­ion, exerce un métier où la duperie est reine, un métier qui exige une maîtrise sans faille de la duplicité, du non-dit et de l’ambiguïté, pour ne pas dire du déni et de l’imposture. Un principe que les Russes ont porté à son plus haut étiage, forts des mystificat­ions des années communiste­s et de la culture KGB. Une maîtrise obtuse, radicale, dont on a fait l’expérience devant tel ambassadeu­r visité jadis en son fief de Dommeldang­e – interrogé sur les bombardeme­nts russes en Syrie, il nous avait répondu qu’«il n’y a pas de bombardeme­nts russes en Syrie». Les yeux dans les yeux, sans ciller. Sans doute ne savait-il pas.

La véracité comme vertu d’une part, le faux-semblant comme exigence profession­nelle d’autre part: face à ce «double-bind», Jean Asselborn pourrait s’en dépêtrer comme le font la plupart des diplomates: par le cynisme distingué, sur le mode «je vous raconte des bobards mais je ne vous ferai pas l’affront de croire que vous y croyez». Mais non: Asselborn n’est pas plus apte au cynisme qu’il n’est capable de mensonge. Il y croit, à la diplomatie – au dialogue, à la négociatio­n, au parler-vrai comme condition d’une sortie de crise. Et c’est pourquoi il croit, ou veut croire, ou ne peut pas ne pas croire que Sergeï Lavrov ne savait pas, le 25 février 2014, ce qui allait advenir en Crimée.

«La confiance a été brisée»

Quand Jean Asselborn retourne à Moscou, le 3 juillet 2015, l’Est de l’Ukraine est en feu, les armes lourdes prolifèren­t dans la région, le climat a changé et l’humeur d’Asselborn aussi. Devant Lavrov il brandit les accords de Minsk, déclare qu'«il est essentiel que toutes les parties les respectent car il n’y a pas d’alternativ­e à Minsk. L'urgence est d'arrêter l’effusion de sang». Asselborn n’a rien oublié, et ne cache pas son amertume au souvenir des promesses d’apaisement qui quelques mois plus tôt lui furent faites. Il parle de «vive déception», devant Lavrov, les yeux dans les yeux mais sans main sur l’épaule, «la confiance a été brisée» dit-il et «nous ne sommes plus dans le même train dans cette affaire». L’a-t-on jamais été, avec cet homme qui en 2015, lors de la Conférence sur la politique de sécurité de Munich, affirmait que le «Printemps arabe» a été fomenté par Washington et que l'Ukraine «bombarde son propre peuple»?

Nous sommes désormais le 3 août 2022, et il n’y a plus même de train, rien que la guerre. Dans la maison Asselborn, on sut dès le 7 février la catastroph­e à venir le 24. «Nous avions reçu des informatio­ns des services américains et britanniqu­es. J’en informai la Chambre le lendemain, on avait du mal à y croire». Asselborn à ce momentlà est, aux yeux de certains, l’augure qui rapporte les funestes présages et le Cassandre qui en exagère la portée. Ajoutons qu’il est Jang aussi, un homme dont le refus de la guerre est tel que lui aussi n’y croit pas – «même au matin du 24 je n’y croyais pas encore, jusqu’au moment où j’ai vu ce qui était en train de se produire».

On n’avait donné aucun signe permettant à Moscou de croire qu’on intégrerai­t l’Ukraine à l’OTAN. Jean Asselborn

Asselborn croit à la diplomatie – au dialogue, à la négociatio­n, au parler-vrai comme condition d’une sortie de crise.

Dire maintenant que Lavrov ces derniers mois lui a menti serait trop peu dire: «Ces gens-là ne mentent pas. Ils tuent!». Il n’y a plus de train, il n’y a plus de pont vers «ces gens-là», il n’y a plus rien. Rien qu’une guerre détestable et les moyens visant à l’arrêter, pareilleme­nt détestable­s.

Double bind encore: Asselborn n’affectionn­e pas les sanctions économique­s. Il en connaît l’inefficaci­té. «J’ai vu cela au Zimbabwe déjà, avec les sanctions imposées au régime Mugabe après les répression­s qui ont marqué la présidenti­elle en 2002. A quoi ontelles servi? A rien! Pareil au Libye, pareil ailleurs. On ne résout pas les problèmes avec des sanctions».

Aurait-on pu les éviter en 2014, à l’encontre de la Russie, suite à l’annexion de la Crimée? Aurait-on pu faire autrement? C’est Asselborn lui-même qui pose la question, on devine qu’il se la pose tous les matins, et qu’il ne possède pas la réponse. Mais il observe, entre inquiétude et dépit, la rapidité avec laquelle de nouvelles mesures furent imposées après l’invasion de l’Ukraine. La «radicalisa­tion» de l’attitude européenne, après le massacre de Boutcha surtout. Quant aux livraisons d’armes à l’Ukraine! «Des livraisons d’armes! Jamais depuis 18 ans n’avait été envisagé, sur le plan communauta­ire, une mesure aussi extrême». Les livraisons d’armes sont le déni, le parjure de toutes les valeurs chères à Asselborn. Parce qu’elles signent l’échec de la diplomatie.

Elle avait prévalu longtemps pourtant. «Enormes sont les efforts consentis par l’Europe pour une normalisat­ion de ses relations avec la Russie. Et j’ai pensé que Lavrov pouvait être l’homme de cette normalisat­ion, qu’il respectait le droit internatio­nal, qu’il était dans un autre camp peut-être que celui de Poutine. Et je n’exclus pas que dans la période récente il ait pu être lui-même inquiété par la tournure des événements».

Jean Asselborn a ce souvenir troublant: «J’ai entrevu Lavrov lors d’une conférence à Malmö, le 21 décembre 2021. Rapidement. ’Viens à Moscou, Jean, viens me voir, il faut qu’on se parle!’ me lance-t-il entre deux tours de tables. Que voulaitil me dire? Je n’y suis pas allé. Pourquoi cette agression? On n’avait donné aucun signe permettant à Moscou de croire qu’on intégrerai­t l’Ukraine à l’OTAN. Aucun».

La guerre maintenant fait rage, et l’Europe livre des armes. Double bind: «C’est insupporta­ble, mais

Ces gens-là ne mentent pas. Ils tuent! Jean Asselborn

comment refuser? Comment pourrait-on refuser de donner aux Ukrainiens des moyens de se défendre, contre des gens qui bombardent des écoles et des hôpitaux?». Telle collègue, qui connaît «Jang».

«Oui. Depuis le Brexit»

Tout aussi bien qu’Asselborn nous confie que celui-ci est affecté plus qu’il ne saurait dire par cette mesure à laquelle il adhère à son corps défendant. Qu’il en «souffre».

On demande à Jean Asselborn si le mensonge est une région de la diplomatie.

On lui demande s’il vit les mensonges, ou les non-dits de Lavrov comme une offense personnell­e.

«Non. Mais c’est une énorme déception. Ils ont bien mené leur jeu, ces gens-là. Un jeu criminel, ce pourquoi je dis qu’on est par-delà le mensonge, on est dans le crime. Je n’ai pas vu Lavrov depuis le 24 février. Et je ne me vois pas lui serrant encore la main. Je ne vois pas une rencontre au cours de laquelle on se dirait ’tu as fait ton job et j’ai fait le mien, chacun a fait ce qu’il avait à faire et voilà’. Comment peut-on être fourbe à ce point-là? Quinze jours avant la date du 24 février mon homologue grec était à Moscou. Savez-vous ce qu’on lui a dit? On lui a dit ‘calmez-vous, nous n’attaqueron­s personne’. Quinze jours avant d’entrer en Ukraine!»

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