L’invraisemblable confusion de la vie
«Mes révoltes»: les leçons d’une existence faite de passions et de révoltes racontées par Jean-Marie Rouart
Qui aurait soupçonné derrière la bonhomie joviale de cet Académicien respectable, intellectuel posé et affable, écrivain renommé et journaliste non moins réputé, un ancien révolté, l’écorché d’une jeunesse mal vécue et d’une vie qui lui aura fait subir autant de coups douloureux qu’offert de sublimes moments de bonheur? Certes, ceux qui sont un tant soit peu familiers avec le parcours de Jean-Marie Rouart n’ignorent pas ces révoltes dont il a pu faire preuve face au pouvoir maléfique d’une société à laquelle il s’est toujours opposé en non-conformiste convaincu et noble trublion, et dont il parle dans son nouveau livre – curieusement libellé comme roman alors qu’il s’agit d’un témoignage personnel dans le sens le plus biographique du terme – avec une émouvante franchise.
C’est avec un délicieux détachement ironique et non sans une subtile autodérision que JeanMarie Rouart raconte dans «Mes révoltes» ses souvenirs d’une enfance ballottée entre touffeur bourgeoise et doux privilèges, celle d’un héritier d’une histoire de famille où résonnent les noms des Manet, Renoir, Morisot, Valéry, et le souci de gagner son rang dans une société qui s’éloignait à pas de géants de ses propres valeurs et moyens.
L’auteur conduit le lecteur sur les traces d’une existence, la sienne, que, longtemps, il peinait à mettre au diapason de ses rêves et de ses passions, qui ne se révélèrent à lui qu’au moment où la littérature entra dans sa vie – et qui alors prit cette fascinante dimension romanesque qui justifie le sous-titre du livre.
Le pouvoir salvateur de la littérature
Si Jean-Marie Rouart raconte avec toute l’intensité suggestive dont sa belle et riche plume a pu le gratifier, les moments de déchéance, d’illusions aussi et de non moins nombreuses déceptions qu’il a pu rencontrer en son parcours de journaliste, de ses errances tâtonnantes de romancier en herbe, mais aussi de jeune mondain doté d’une liberté d’esprit qui détonnait trop souvent avec les codes d’une bourgeoisie catholique dont il était issu, on ne tardera pas à comprendre que sa véritable passion, qui, telle une délivrance, finit par l’orienter dans «l’invraisemblable confusion de la vie», ce fut la littérature.
C’est elle qui inspira aussi les révoltes dont il parle, des révoltes bien senties, résumant à elles seules, par la variété des personnes et des milieux visés, toute la complexité d’une existence d’auteur à la fois glorieuse et tourmentée, si peu typique du monde doré et pompeux de la République des lettres.
C’est ainsi qu’on lit avec jouissance des portraits poignants et sublimes, pétris d’une touchante profondeur humaine, de personnes qui eurent une influence significative dans son parcours et dont il ne se souvient pas toujours sans amertume: Raymond Aron, Michel Déon, Jacques Vergès, et surtout Jean d’Ormesson (dont on apprend, malgré qu’il redevint un ami intime, la tendance à une «brutalité soudaine qui surgissait chez ce pacifique quand on voulait entraver ses libertés et ses plaisirs»).
Mais quel beau portrait aussi de cet homme malheureux, si noble et digne dans sa modestie, dont tout le séparait par son origine et son rôle, et qui pourtant marqua tragiquement une des plus notoires révoltes de Jean-Marie Rouart: Omar Raddad, ce jardinier marocain condamné injustement pour meurtre et subissant les côtés les plus ignobles d’une société «capable à se muer en impitoyable machine à broyer les faibles, les marginaux, les indomptés» faisant surgir «sous le vernis doré et la patine de la civilisation un monstre implacable, une bétonneuse de vérités approximatives, de décrets injustes et d’Histoire falsifiée».
Là encore, dans la néfaste confusion de la vie où jusqu’à une «justice incestueuse» démentant ses propres vertus et principes, nous fait désespérer de l’homme et de la société qu’il défend, Jean-Marie Rouart voit en la littérature, dans le rôle des écrivains et des poètes, cet unique et essentiel pouvoir «de nous réconcilier avec ce monde injuste, puisque soudain nous assistons, en lisant un livre, à ce miracle, un écrivain qui s’indigne, qui ne dort pas au coeur d’un monde assoupi dans les faux-semblants et la bonne conscience».
Jean-Marie Rouart, «Mes révoltes», Editions Gallimard, 288 pages,
20 euro.