«Winnetou» et la liberté artistique
Vivre dans un monde où on veut faire disparaître l’imaginaire au profit du factuel
Dans sa «Poétique», Aristote pointe la différence entre l’historien et l’écrivain. Si le premier se doit de décrire le monde tel qu’il est, le second n’est pas tenu par cet impératif de réalisme et il a le droit d’imaginer. Ceux qui ont fait pression, avec succès malheureusement, sur la maison d’édition allemande «Ravensburger» pour qu’elle retire de la vente les deux albums de «Winnetou» mis sur le marché auraient bien fait de lire Aristote et de faire leur le principe de liberté artistique qu’il prône.
Mais que reproche-t-on à «Winnetou»? De véhiculer des clichés et de dépeindre un monde imaginaire ne correspondant pas à ce qu’ont réellement vécu les Indiens à l’époque de Karl May. Mais n’estce pas le propre de la littérature de nous entraîner dans un monde imaginaire? Et dans la mesure où les caractères présents dans les oeuvres littéraires ne valent pas tant en tant qu’individus, mais en tant qu’incarnation de quelque chose qui les dépasse, on n’échappe pas aux clichés. L’imaginaire et les clichés font d’ailleurs partie de la littérature classique et on se met à trembler en s’imaginant que d’autres éditeurs puissent emboîter le pas à «Ravensburger». On ne rééditera plus «Othello» et «The Merchant of Venice» de Shakespeare, sous prétexte que le premier véhicule des clichés racistes et le second des clichés antisémites. Finies les rééditions du «Faust» de Goethe, car il véhicule des clichés sexistes. Plus de réédition de la «Princesse de Clèves» non plus, car le roman véhicule des clichés sur la fidélité féminine. Et on pourrait rallonger la liste sur des pages et des pages, en y incluant aussi tous les contes de fée dont le psychanalyste Bruno Bettelheim dit le plus grand bien pour le développement personnel de l’enfant.
Nous vivons dans un monde où on veut d’une part faire disparaître l’imaginaire au profit du factuel – les enfants ne liront plus «Winnetou», mais des romans décrivant le massacre des Indiens par les Blancs (mais où on taira les massacres entre tribus indiennes) – et où on veut d’autre part assimiler le factuel à l’imaginaire. Je fais là allusion aux individus qui se disent transgenres et qui veulent imposer leur imaginaire ou ressenti individuel à toute la société. Mais je pense aussi à certains politiciens qui veulent façonner la société selon leur imaginaire politique, sans tenir compte des faits et de ce que Machiavel appelait la «verità effettuale».
Laissons aux écrivains le monde de l’imaginaire et laissons-les s’y mouvoir librement. Et incitons les historiens à traquer tous les faits et à restituer le monde du réel dans sa totalité. Et nous, qui lisons les uns et les autres, sachons faire la différence entre les deux mondes. Si je veux parfois m’évader du monde réel et m’imaginer ce qu’aurait pu être l’Amérique, je lis Karl May, si je veux confronter le monde réel, je lis les travaux universitaires de D. E. Stannard, J. Welch, D. Treuer, W. Churchill, et autres.
Norbert Campagna, Serrouville