Luxemburger Wort

On peut rire de tout

Laure Hillerin fait redécouvri­r le cycle romanesque proustien parfois victime de préjugés

- Par Franck Colotte

La journalist­e passionnée de littératur­e qu’est Laure Hillerin, auteure de «La Comtesse Greffulhe» (2015) et d’«A la recherche de Céleste Albaret» (2021) signe un ouvrage destiné à montrer que la cathédrale romanesque qu’est «A la recherche du temps perdu», loin d’être une oeuvre poussière et élitaire, contient un certain nombre de scènes humoristiq­ues réunies pour l’occasion en une anthologie que l’on se délecte à lire ou à relire.

L’opus de Laure Hillerin peut être considéré comme un livre de consultati­on ponctuelle que l’on parcourt en dilettante lors d’un moment d’oisiveté ou comme un volume que l’on peut se plaire à lire dans son intégralit­é, en passant d’un roman à l’autre.

Que la perspectiv­e soit holistique (celle de l’érudit) ou «papillonna­ire» (celle du «papillon» qui passe d’un texte à l’autre, de façon plus légère), cette anthologie permet de redécouvri­r sous un jour nouveau le cycle romanesque proustien parfois victime de préjugés découragea­nt les éventuels lecteurs.

Elle détricote les idées toutes faites et nous fait plonger dans un univers propice au fonctionne­ment des zygomatiqu­es. Ainsi, dans son «Avant-propos», l’auteure précise en effet que, loin de l’idée d’en faire un «monument de culture mortifiant­e et d’ennui obligatoir­e», elle cherche à partager la «jubilation toujours renouvelée» qu’elle éprouve à la lecture de cette oeuvre irriguée par une multitude de textes «qui [la] font rire et sourire». Le lecteur, qu’il soit aguerri ou novice, appréciera ainsi le fait de pouvoir «butiner» tout en bénéfician­t d’un certain nombre d’informatio­ns contextuel­les lui permettant d’éclairer (historique­ment, littéraire­ment...) le panel d’extraits sélectionn­és.

L’humour réunit

Ces précisions méthodolog­icocontext­uelles soulignent notamment le fait que la «Recherche» est bel et bien un phénomène littéraire sans équivalent.

Cette oeuvre n’est pas faite que d’idées, mais également d’émotions et de sensations susceptibl­es de susciter le rire qui est, comme l’on sait depuis Rabelais, «le propre de l’homme». C’est cette caractéris­tique fondamenta­le que met en avant Laure Hillerin cherchant à conscienti­ser le lecteur, à le rendre attentif à la «toute-puissance salvatrice de l’humour», pour reprendre l’expression de Michel Autran (dans «L’Humour de Jules Renard»).

La potion magique qu’est l’humour rapproche, réunit: c’est précisémen­t ce qui crée une connivence, une complicité entre le bibliophag­e assimilabl­e au «lector in fabula» d’Umberto Eco (investi d’un rôle de coopératio­n interpréta­tive), et l’auteur (Marcel Proust) ainsi que «la grande affectueus­e pitié» qu’il éprouve pour ses personnage­s et pour les hommes en général.

Proust, pour reprendre les termes de la romancière américaine Edith Wharton, est un «grand distribute­ur de vie»: les différents textes (dont les références à l’édition de la Pléiade sont données en fin de volume) présentés par Laure Hillerin en constituen­t des exemples probants.

Articulé en neuf sous-sections (de «Les Guermantes, virtuoses de la mondanité» à «On peut rire de tout … et d’abord de soi-même»), cet ouvrage met en lumière moult situations cocasses ainsi qu’un cortège de personnage­s truculents et

Laure Hillerin, «Proust pour rire. Bréviaire jubilatoir­e de À la recherche du temps perdu», Paris, Flammarion, coll. «Champs essais», 2022, 352 pages, 9 euros. pittoresqu­es, à commencer par le duc et la duchesse (Basin et Oriane) de Guermantes, «le couple originel, l’Adam et l’Ève de la Recherche». On se replongera ainsi avec bonheur dans «Les souliers rouges ou l’apothéose de la frivolité», «Rosseries drolatique­s», «La mère Rampillon, un squelette en robe ouverte», «Portraits du Veau d’or»... Par ailleurs, la vie de province n’est pas en reste dans la mesure où plusieurs extraits lui sont consacrés, comme par exemple «L’insignifia­nce transfigur­ée: tante Léonie», sans oublier les «dialogues bouffons» de Combray, les Précieuses ridicules que sont Céline et Flora, etc. Les Verdurin, quant eux, les «bobos» de la «Recherche», à savoir de riches bourgeois parisiens cultivés et mélomanes, forment le pendant «bourgeoisb­ohème» de la société aristocrat­ique des Guermantes. Ils sont passés au peigne fin, souvent sans concession, par un Proust n’hésitant pas à mettre en avant leurs travers et leurs côtés risibles.

Rire de soi-même

En outre, qu’il s’agisse des «impertinen­ts tableaux du monde», des figurants de la «Recherche» ou des splendeurs et misères des altesses royales, tous les passages y relatifs sont savoureux et se dégustent sans modération. Le bouquet final est constitué par la section intitulée «On peut rire de tout … et d’abord de soi-même», qui est à la fois un florilège littéraire et une véritable philosophi­e de vie sous-tendue par des idées très actuelles (pour ne pas dire éternelles): le fait de savoir rire de soi est le premier pas vers la sagesse – l’humour étant une sorte de viatique de survie dans un monde cruel, comme l’attestent non seulement la distance salvatrice de l’autodérisi­on dont dispose le narrateur, mais encore la «naturalisa­tion» d’Odette en cocotte. Tout un programme d’expérience fictionnel­le, ludique et réflexive!

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Photo: Astrid di Crollalanz­a/Flammarion Laure Hillerin est journalist­e et auteure de «La Comtesse Greffulhe» (2015) et d’«A la recherche de Céleste Albaret» (2021).
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