On peut rire de tout
Laure Hillerin fait redécouvrir le cycle romanesque proustien parfois victime de préjugés
La journaliste passionnée de littérature qu’est Laure Hillerin, auteure de «La Comtesse Greffulhe» (2015) et d’«A la recherche de Céleste Albaret» (2021) signe un ouvrage destiné à montrer que la cathédrale romanesque qu’est «A la recherche du temps perdu», loin d’être une oeuvre poussière et élitaire, contient un certain nombre de scènes humoristiques réunies pour l’occasion en une anthologie que l’on se délecte à lire ou à relire.
L’opus de Laure Hillerin peut être considéré comme un livre de consultation ponctuelle que l’on parcourt en dilettante lors d’un moment d’oisiveté ou comme un volume que l’on peut se plaire à lire dans son intégralité, en passant d’un roman à l’autre.
Que la perspective soit holistique (celle de l’érudit) ou «papillonnaire» (celle du «papillon» qui passe d’un texte à l’autre, de façon plus légère), cette anthologie permet de redécouvrir sous un jour nouveau le cycle romanesque proustien parfois victime de préjugés décourageant les éventuels lecteurs.
Elle détricote les idées toutes faites et nous fait plonger dans un univers propice au fonctionnement des zygomatiques. Ainsi, dans son «Avant-propos», l’auteure précise en effet que, loin de l’idée d’en faire un «monument de culture mortifiante et d’ennui obligatoire», elle cherche à partager la «jubilation toujours renouvelée» qu’elle éprouve à la lecture de cette oeuvre irriguée par une multitude de textes «qui [la] font rire et sourire». Le lecteur, qu’il soit aguerri ou novice, appréciera ainsi le fait de pouvoir «butiner» tout en bénéficiant d’un certain nombre d’informations contextuelles lui permettant d’éclairer (historiquement, littérairement...) le panel d’extraits sélectionnés.
L’humour réunit
Ces précisions méthodologicocontextuelles soulignent notamment le fait que la «Recherche» est bel et bien un phénomène littéraire sans équivalent.
Cette oeuvre n’est pas faite que d’idées, mais également d’émotions et de sensations susceptibles de susciter le rire qui est, comme l’on sait depuis Rabelais, «le propre de l’homme». C’est cette caractéristique fondamentale que met en avant Laure Hillerin cherchant à conscientiser le lecteur, à le rendre attentif à la «toute-puissance salvatrice de l’humour», pour reprendre l’expression de Michel Autran (dans «L’Humour de Jules Renard»).
La potion magique qu’est l’humour rapproche, réunit: c’est précisément ce qui crée une connivence, une complicité entre le bibliophage assimilable au «lector in fabula» d’Umberto Eco (investi d’un rôle de coopération interprétative), et l’auteur (Marcel Proust) ainsi que «la grande affectueuse pitié» qu’il éprouve pour ses personnages et pour les hommes en général.
Proust, pour reprendre les termes de la romancière américaine Edith Wharton, est un «grand distributeur de vie»: les différents textes (dont les références à l’édition de la Pléiade sont données en fin de volume) présentés par Laure Hillerin en constituent des exemples probants.
Articulé en neuf sous-sections (de «Les Guermantes, virtuoses de la mondanité» à «On peut rire de tout … et d’abord de soi-même»), cet ouvrage met en lumière moult situations cocasses ainsi qu’un cortège de personnages truculents et
Laure Hillerin, «Proust pour rire. Bréviaire jubilatoire de À la recherche du temps perdu», Paris, Flammarion, coll. «Champs essais», 2022, 352 pages, 9 euros. pittoresques, à commencer par le duc et la duchesse (Basin et Oriane) de Guermantes, «le couple originel, l’Adam et l’Ève de la Recherche». On se replongera ainsi avec bonheur dans «Les souliers rouges ou l’apothéose de la frivolité», «Rosseries drolatiques», «La mère Rampillon, un squelette en robe ouverte», «Portraits du Veau d’or»... Par ailleurs, la vie de province n’est pas en reste dans la mesure où plusieurs extraits lui sont consacrés, comme par exemple «L’insignifiance transfigurée: tante Léonie», sans oublier les «dialogues bouffons» de Combray, les Précieuses ridicules que sont Céline et Flora, etc. Les Verdurin, quant eux, les «bobos» de la «Recherche», à savoir de riches bourgeois parisiens cultivés et mélomanes, forment le pendant «bourgeoisbohème» de la société aristocratique des Guermantes. Ils sont passés au peigne fin, souvent sans concession, par un Proust n’hésitant pas à mettre en avant leurs travers et leurs côtés risibles.
Rire de soi-même
En outre, qu’il s’agisse des «impertinents tableaux du monde», des figurants de la «Recherche» ou des splendeurs et misères des altesses royales, tous les passages y relatifs sont savoureux et se dégustent sans modération. Le bouquet final est constitué par la section intitulée «On peut rire de tout … et d’abord de soi-même», qui est à la fois un florilège littéraire et une véritable philosophie de vie sous-tendue par des idées très actuelles (pour ne pas dire éternelles): le fait de savoir rire de soi est le premier pas vers la sagesse – l’humour étant une sorte de viatique de survie dans un monde cruel, comme l’attestent non seulement la distance salvatrice de l’autodérision dont dispose le narrateur, mais encore la «naturalisation» d’Odette en cocotte. Tout un programme d’expérience fictionnelle, ludique et réflexive!