Luxemburger Wort

Une folie douce

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Pour renaître, […] il faut d’abord mourir», écrit Salman Rushdie dans son livre «Les versets sataniques»1, roman qualifié de «blasphémat­oire» par quelques excités qui ne supportent pas qu’on évoque leur croyance autrement que comme une vérité immuable. La folie! Ceux qui ont lu «Joseph Anton»2, l’autobiogra­phie de Rushdie sur sa vie sous protection policière, savent que la fatwa a été prononcée juste avant que l’écrivain britanniqu­e n'assiste à un service commémorat­if en l’honneur d’un autre écrivain, Bruce Chatwin, succombé en janvier 1989 d’une maladie qui à l’époque n’était pas encore reconnue comme étant le sida et qui a fait l’objet de nombreuses spéculatio­ns. Le service religieux à Sainte-Sophie, la cathédrale grecque orthodoxe de Moscow Road à la City de Londres, a donc été perçu encore plus funeste par la nouvelle, quelques heures avant le début de l’office, de la fatwa prononcée à l’encontre de Salman Rushdie. Celui-ci s’était lié d’amitié avec Chatwin en Australie, lorsque ce dernier effectuait des recherches sur son livre «The Song-lines», en français «Le Chant des Pistes»3. C’est d’ailleurs ce livre qui a fait passer Chatwin du statut d’écrivain culte à celui de best-seller. L’office à l’église devait être la dernière apparition publique de Rushdie pendant de nombreuses années; c’était le jour de la Saint-Valentin...

Mais parlons un peu de Bruce Chatwin, cet expert en peinture moderne chez Sotheby’s à Londres devenu du jour au lendemain aveugle, ce qui l’a amené à rompre avec son immobilism­e. En troquant ainsi le commerce des tableaux pour les voyages et des cadres plus larges, il a pu retrouver la vue et avec elle les horizons lointains. En 1987, Chatwin a publié «Le chant des pistes», une chronique nomade de l’Australie qu’il a parcouru avec un certain Arkady, un chasseur de brousse d’origine russe qui, une fois rentré chez lui, «tirait les rideaux et laissait dehors la chaleur et la lumière écrasantes du bush pour se mette au clavecin et jouer du Bach».

«Tout voyageur est d’abord un rêveur» écrit Chatwin dans son livre «En Patagonie»4. La Patagonie, ce bout du monde! «C’est une dure maîtresse. Elle vous jette un sort. Une enchantere­sse! Elle replie ses bras sur vous et ne vous laisse plus jamais partir.»

D’où vient la vocation, comment naît une oeuvre? Chez Chatwin ce fut «un fragment de peau de brontosaur­e, exposé dans une vitrine chez sa grand-mère», puis aussi «une carte de la Patagonie, accrochée à un mur du salon d’Eileen Gray». Ces deux objets ont poussé Chatwin un jour de tout quitter pour explorer un endroit loin de tout, et de tout le monde. Un lieu qui envoûte, qui exaspère, qui enchante, qui rend fou, une folie douce, celle de voir les vagues s’échouer sur le rivage écorché de la Terre de Feu, celle de traverser la solitude de la pampa et de rencontrer des brigands, des nazis et des juifs, des mormons et des brontosaur­es. Et le livre qu’il en a rapporté est, sans doute, l’un des plus curieux et des plus cocasses récits de voyages jamais écrits. «La Patagonie» de Bruce Chatwin un eldorado littéraire. mt

Salman Rushdie, «Les versets sataniques», chez Folio, 11,20 euros.

Salman Rushdie, «Joseph Anton», chez Folio, 11,45 euros

Bruce Chatwin, «Le Chant des Pistes», Le livre de Poche, 8,40 euros

Bruce Chatwin, «En Patagonie», Le livre de poche, 7,90 euros

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