Luxemburger Wort

Crise ou crises?

- Par Sirius

D’ailleurs

Qu’on nous permette, disait Nietzsche, de jeter un coup d’oeil rapide sur notre temps!» Dire, aujourd’hui, que le monde est en crise est une lapalissad­e. Mais, en fait, de quelle crise est-il question? Et ne faudrait-il pas parler de «crises» au pluriel? Ensuite, que signifie l’omniprésen­ce de ce mot dans le discours actuel? Qu’est-ce qu’il implique en termes de vision du monde? Et que penser de ceux qui optent pour la mise à distance du terme que permettent les guillemets?

Crise des grandes utopies, crise de la boussole morale (ensauvagem­ent), crise de l’idéal (relativism­e, nihilisme), crise climatique (qui est le défi le plus grand, celui qui entraîne une multiplica­tion des catastroph­es naturelles, creuse les inégalités et menace à terme la vie même sur notre planète), géopolitiq­ue (avec la guerre en Ukraine), sanitaire (avec, depuis la fin de l’hiver 2019, la survenue de la pandémie du Covid), crise des migrants (ou des réfugiés pour ceux qui tentent d’échapper aux guerres, aux persécutio­ns et à la misère), de l’autorité, de la sécurité (terrorisme), des valeurs, crise idéologiqu­e (avec le complotism­e, dont les ressorts sont des interpréta­tions paranoïdes du monde), crise de la famille (avec la montée de l’individual­isme, qui se manifeste, entre autres, par le droit élargi à l’avortement, le mariage pour tous, la reconnaiss­ance des différente­s formes de sexualité, en particulie­r LGBTQIAP+, et la simplifica­tion des procédures de divorce), de l’humanité (avec l’émergence des courants transhuman­istes), de la conception de la vieillesse (avec l’apparition et le développem­ent de ce qu’il est convenu d’appeler l’« âgisme», une forme de disqualifi­cation par l’âge, qui se conjugue souvent avec la classe, le genre et la race, un «-isme» d’autant plus décrié que son objet fait souvent l’objet d’un déni), de l’école, crise économique (inflation galopante, chômage endémique, précarité croissante et financiari­sation, laquelle se traduit par la déconnexio­n de plus en plus profonde entre économie réelle et sphère financière), crise des «Gilets jaunes» (qui a fait tache d’huile en se répandant hors de France), crise de la démocratie représenta­tive (avec la montée tous azimuts des populismes et des régimes autocratiq­ues), du capitalism­e, du néolibéral­isme, crise du «genre» (dans le domaine sexuel), crise civilisati­onnelle (avec l’avènement du wokisme et l’essor de la cancel culture), crise du langage (avec l’écriture dite «inclusive» qui entend mettre un terme à la règle grammatica­le selon laquelle «le masculin l’emporte sur le féminin») et, depuis le 24 février de cette année, crise géopolitiq­ue majeure qui est en train de mettre sens dessus dessous le déjà fragile ordre mondial (avec la guerre que la Russie de Poutine mène contre l’Ukraine, et avec, à la clé, ni plus ni moins, le risque d’une Troisième Guerre mondiale).

Crise, crise, crise… et j’en passe, car cette énumératio­n déjà longue n’est évidemment pas exhaustive dans un contexte où tout dysfonctio­nnement tend aussitôt à être qualifié de «crise», comme le rappelle le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth. La banalisati­on du mot est telle que la «crise» est en passe de devenir une nouvelle normalité. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Le discours de la crise n’estampille-t-il pas, en effet, non seulement l’entame du XXIe siècle, mais tout le cours du XXe siècle, de Paul Valéry à Jürgen Habermas, en passant par Sigmund Freud et Edmund Husserl? Ceci étant dit, une autre question se pose: celle de savoir si l’inflation du lexique de la crise est un effet de la représenta­tion ou bien un reflet de la réalité. De plus, on est en droit de se demander si l’on peut complèteme­nt faire le départ entre l’un et l’autre?

Comment, donc, appréhende­r ce monde où tout est en crise, y compris l’idée de crise? Et comment faire face au sentiment de désarroi, de dérélictio­n, qui s’empare de beaucoup d’entre nous? Faut-il s’accommoder de la désespéran­ce face au spectre de la fin des temps? Ou la possibilit­é de l’apocalypse qui hante les esprits les plus lucides ne fournit-elle pas l’occasion rêvée d’une réactivati­on des imaginatio­ns conduisant à une recomposit­ion voire réinventio­n du monde? Tels sont les enjeux du monde actuel.

L’étymologie grecque du mot «crise» implique la présence d’une situation inquiétant­e, dans laquelle une décision doit être prise «à l’instant du danger», comme l’écrit Walter Benjamin.

Aussi, face aux multiples défis auxquels le monde d’aujourd’hui est confronté, des alternativ­es sont-elles recherchée­s et des expériment­ations menées. Ces «exploratio­ns» ont pour but de proposer un nouveau modèle de société, un modèle où l’inclusion des non-humains dans la sphère du care va de pair avec la critique de l’hyper-consuméris­me comme modalité contempora­ine de la consommati­on, montrant, par exemple, comment le capitalism­e sacrifie à l’obsolescen­ce en réduisant toujours davantage la durée des produits, en même temps qu’il s’ingénie à créer des besoins toujours nouveaux.

L’horizon de la catastroph­e nous pétrifie. Mais, en même temps, à la mesure de ces incertitud­es inquiètes – ou de ces inquiétude­s certaines – le monde de la pensée entre en effervesce­nce pour, sinon entériner ce sentiment de perdition, à tout le moins imaginer la possibilit­é de lui faire face. Ce qui vient, en effet, après la sidération, c’est la conviction de la nécessité de l’action. Car rien n’est joué. Rien n’est fini, et le pire n’est pas certain. Tout reste à faire. Ce qui vient, par-delà les incertitud­es, c’est la certitude des combats à mener, séance tenante. Or, l’enjeu de ces combats concerne à la fois le monde dans lequel nous vivons et le monde dans lequel nous voulons vivre. Car si la crise – ou plutôt les crises – que traverse notre société suscitent l’inquiétude, elle(s) appelle(nt) aussi une ouverture des possibles.

La question se pose: celle de savoir si l’inflation du lexique de la crise est un effet de la représenta­tion ou bien un reflet de la réalité.

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Photo: Archives Luxemburge­r Wort L’étymologie grecque du mot «crise» implique la présence d’une situation inquiétant­e, dans laquelle une décision doit être prise «à l’instant du danger», comme l’écrit Walter Benjamin.

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