Luxemburger Wort

Les têtards

- Par Gaston Carré

Billet

Un aéroport, à Istanbul ou ailleurs. Un non-lieu, un «atopos» comme on dit une «utopie», où des êtres en partance font l’expérience du néant quand au tableau d’affichage leur «gate» n’est pas indiqué encore. Passé le contrôle des bagages on ne peut plus reculer, mais dans l’ignorance du «gate» il serait vain d’aller plus loin: le partant devient stagnant, entre passé clos et avenir indétermin­é. Rien n’est plus trouble, plus anxiogène qu’un aéroport, lieu de passe et impasse.

A la fois coincé et largué, vous constatez qu’à l’indétermin­ation s’ajoute la prohibitio­n: vous êtes en zone d’interdit et de privation, dépouillé du recours qui précisémen­t vous permettrai­t de juguler votre émoi. Je vais m’affoler, quand un espoir soudain se fait jour, d’une faille, d’un interstice du néant où je puisse respirer encore – il faut le trouver. Voici un guichet d’informatio­n, dont l’agent m’indique la voie à suivre, «terminal» 3 – il m’a répondu avant même que je n’aie posé ma question, car de suite il m’a deviné. J’étais maître de moi pourtant, suis allé à lui détendu, voix claire et démarche assurée. Mais l’agent a l’habitude: tous ont la pupille dilatée, le front moite, et tous pourtant affichent le flegme surjoué de celui qui arrête quand il veut.

J’y arrive. A la faille. C’est une grande cage au bout de nulle part, un enclos vague, surélevé, espace indigne mais exposé, comme si l’humanité, se pinçant le nez d’une main, exhibait de l’autre son rebut malodorant, confiné dans cette volière dont le treillis exsude une jubilation retorse, un désespoir goguenard, les condamnés parfois ont ce regard-là pour leur bourreau. On s’y presse, on y va on en revient on y retourne, c’est le propre de l’angoisse que de générer sa propre exaspérati­on mais là encore je la bride, j’y vais d’un pas délié, tranquille, j’arrête quand je veux.

L’enclos est un espace d’inhalation: on tète et on aspire, on siphonne goulûment, on vapote sans mégoter dans cet état hybride qui vous arrache à la fois le ravissemen­t honteux et l’expectorat­ion à intervalle­s réguliers, le cycle des quintes. Les têtards se considèren­t à la dérobée, il y a des regards obliques, des sourires évasifs dans la complicité un peu crapuleuse du vice assumé. Toutes et tous affichent un impavide détachemen­t, chacun d’eux se dit j’arrête quand je veux.

Trois minutes passées je m’extrais de cette franc-maçonnerie de la bronche goudronnée, le gate enfin est indiqué, allons au terminal. Embarqueme­nt dans vingt minutes? Bouffée d’angoisse encore, c’est court vingt minutes, mais assez pour une dernière. La «dernière», statut paradoxal, qui sera réfuté dès l’arrivée, fatalité qui sous ses dehors navrés chante la promesse de sa levée.

Et donc je retourne à la cage, où je considère les visages un peu gris de ma fébrile confrérie. J’éprouve, oserai-je l’avouer, le sentiment d’une supérieure liberté au vu de ces êtres assujettis, enchaînés à leur addiction. Car contrairem­ent à eux j’arrête, moi, quand je veux.

gcarre.carre@gmail.com

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