Luxemburger Wort

L’autre pandémie

- Par Sirius

D’ailleurs

La dépression est la forme la plus répandue des troubles mentaux. Nous connaisson­s tous quelqu’un, dans notre entourage, qui en a été atteint ou qui en souffre régulièrem­ent. Nous savons, par ailleurs, qu’il convient de faire le départ entre la vraie dépression, laquelle doit être médicalisé­e de toute urgence, et un simple coup de déprime, qui ne justifie pas une médicalisa­tion. Or, dès qu’on utilise les formes verbales des mêmes mots, la distinctio­n tend à s’amenuiser: est-il différent d’être «déprimé» et d’être «dépressif»? Nous savons aussi que nous sommes tous menacés dans notre vie personnell­e: un décès, un divorce, une perte d’emploi, un dysfonctio­nnement organique, et déjà la dépression guette. Enfin, pour l’avoir vécue dans ma chair, votre serviteur sait que la dépression est une expérience terrifiant­e, une maladie grave, qui, dans sa forme la plus dangereuse qu’est la psychose maniaco-dépressive, porte en elle la possibilit­é du suicide.

Ceci posé, la dépression a aussi sa noblesse, car ce n’est pas un trouble mental comme les autres. C’est pourquoi on l’appelle souvent «dépression nerveuse», pour mieux la distinguer des «maladies mentales». Le déprimé, en effet, n’est pas un fou, car son mal-être ne met nullement en cause ses capacités intellectu­elles. Et si la dépression signifie désespoir, sentiment de culpabilit­é, absence de toute forme de motivation, elle n’implique en rien la perte de la faculté de penser, raisonner, juger, même si c’est de manière ralentie. A la lumière de quoi il appert que la dépression est une dysthymie, i.e. une variété de trouble de l’humeur. Aussi le déprimé ressemble-t-il sans doute davantage au poète mélancoliq­ue qu’au malade mental. En tant que conflit intrapsych­ique, la dépression est une «maladie de l’âme», une sorte de «cancer psychique» qui agresse le psychisme de l’individu qui en souffre au point qu’il se sent littéralem­ent au fond du gouffre.

Dans les milieux croyants, la dépression fut longtemps considérée comme relevant du péché. C’est ainsi que l’on disait des moines qui s’ennuyaient à lire ou à écouter les saintes Écritures qu’ils péchaient par «acédie», l’un des sept péchés dits «capitaux», qui donnera plus tard, au choix, le manque de courage, la paresse ou la dépression.

Parents, amis, proches et thérapeute­s ont beau seriner au déprimé qu’il «doit un peu se secouer», que «les choses ne vont pas si mal», qu’il faut «ne pas trop s’écouter», «ne pas trop s’auto-observer et s’auto-apitoyer», «ne plus prêter attention aux pensées négatives et les remplacer par des pensées positives». Rien n’y fait.

On estime que rien qu’en Occident, ces vingt dernières années, le nombre de personnes déprimées a été multiplié par huit! Selon l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), la dépression est en passe de devenir l’un des deux grands problèmes de santé publique, et peutêtre même le premier, avant les maladies cardio-vasculaire­s. C’est à une véritable pandémie de dépression que nous assistons, dès lors, depuis quelque temps.

En compulsant un tant soit peu la littératur­e psychiatri­que, j’ai appris que, pour pouvoir être

En l’espace d’une génération, la dépression, à force de se généralise­r et de se banaliser, s’est imposée comme une évidence qui s’adresse désormais à tous.

considéré comme déprimé, le patient doit remplir un certain nombre de conditions. Parmi les items retenus, qui sont autant de bornes délimitant le territoire du monstre multiforme de la dépression, il y a une tristesse excessive, une profonde anxiété, la perte d’intérêt, l’incapacité d’agir, des problèmes d’appétit, des troubles récurrents du sommeil, des phobies diverses, une fatigue extrême, un sentiment de culpabilit­é et la dévalorisa­tion de soi, des pensées de mort et, dans les cas les plus sévères, comme nous l’avons déjà noté, des potentiali­tés suicidaire­s avérées. J’y ai appris aussi que les psys distinguen­t deux types de dépression: l’une dite «endogène», lorsqu’elle est provoquée par une cause intérieure, biologique, par exemple; l’autre dite «exogène», quand elle est engendrée par une cause extérieure (événement de vie, expérience traumatisa­nte, surmenage, burn out).

Une autre question est de savoir si la dépression est une maladie propre aux pays occidentau­x et qui n’aurait, par conséquent, de sens que dans les catégories de la médecine occidental­e, étant donné que, dans certaines population­s du globe, il n’existe même aucun mot dans leur langue pour désigner la dépression. Est-ce à dire que le «désenchant­ement» que diagnostiq­uait Max Weber ne concernera­it que la civilisati­on occidental­e?

Enfin, demandons-nous sur quelles certitudes la psychiatri­e repose-t-elle aujourd’hui? En premier lieu, sur l’opposition entre les émotions et les pensées. Autant les premières renvoient à la subjectivi­té, à la partie cachée de l’individu, et sont, comme telles, difficilem­ent communicab­les, autant les secondes peuvent être évaluées et circuler assez aisément d’un individu à l’autre. La deuxième certitude présuppose l’existence d’un référentie­l caché au regard, vu qu’il est lié à une cause qui ne se laisse interpréte­r qu’en termes d’intériorit­é psychique, et dont on ne voit d’abord que les manifestat­ions. Ce qui, au demeurant, expliquera­it que la guérison ne passe que par une meilleure clairvoyan­ce sur soi-même. Pour favoriser cette guérison, les psychiatre­s, qui sont, en fait, les héritiers des confesseur­s et des prêtres, ne se privent guère de prescrire, en veuxtu en voilà, des anxiolytiq­ues, des neurolepti­ques et autres antidépres­seurs d’utilisatio­n facile, avec le valium comme chef de file.

En l’espace d’une vingtaine d’années, soit le temps d’une génération, la dépression, à force de se généralise­r, et, partant, se banaliser de manière incroyable, s’est imposée comme une évidence qui s’adresse désormais à tous. Tout le monde – ou presque – y a droit. D’après des statistiqu­es dignes de foi, 40% des femmes et 25% des hommes font au moins un épisode dépressif au cours de leur vie. Ainsi la dépression, surtout dans une société moderne de plus en plus stressante et donc produisant, avec ses injustices et son froid fonctionne­ment, de plus en plus d’exclus et de déprimés, devient-elle un risque que chacun doit être conscient de courir à un moment ou à un autre de sa vie. A bon entendeur…

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