Le florilège du ménestrel
Ian Anderson avec Jethro Tull livre un inventaire de sa carrière à la Philharmonie
Elle était comble ce jeudi soir, la Philharmonie. D’un public nombreux et très «typé»: des gens qui dans une vie antérieure, au siècle dernier, ont écouté Yes, Genesis ou King Crimson, tous ces groupes dits de «progressive rock», un genre à la fois virtuose et inventif, avant que les jongleurs du «jazzrock» ne renoncent à l’inventivité pour se consacrer à la virtuosité seule.
Que reste-il aujourd’hui de nos grands progressistes? Yes n’est plus, Peter Gabriel se consacre au «world» et Robert Fripp fait le pitre sur les réseaux sociaux. Reste Ian Anderson toutefois, et c’est pour lui et son Jethro Tull qu’on s’était rendu à la Philharmonie sur invitation de Kultopolis. On ne le regretta pas.
Un moment de doute toutefois, lors des deux premières pièces exécutées. Une scénographie sobre et trop proprette, des musiciens efficaces mais singulièrement dénués de charisme, une mise en place sonore encore hésitante. Le vieux magicien réussirat-il à nous envoûter? L’Ecossais singulier, le flamant unijambiste, l’Arlequin de la flûte traversière, qui dès la fin des années 1960 réussit le prodige d’une musique qui ne ressemblait à rien de connu, en ces années qui pourtant généraient du nouveau chaque matin?
Le voici qui bondit, Ian Anderson. Il a 74 ans mais il bondit, puis traverse la scène au pas de l’oie. Il est heureux d’être là, vivace et volubile, et c’est d’une voix bien timbrée, intacte, qu’il s’adresse régulièrement au public pour lui présenter les pièces d’anthologie de son répertoire.
Flûte tourbillonnante
Le répertoire, le voilà qui se déploie dans sa forme la plus connue, tirée des albums «Stand Up» en 1969, «Aqualung» en 71, «Thick as a brick» l’année suivante ou encore «Songs from the Wood» en 1977.
Alternant le chant et le jeu à sa flûte tourbillonnante, l’un et l’autre immédiatement reconnaissables, l’Ecossais donne «Black sunday», «Dharma for one» ou le plus récent «The Zealot gene», on se prend maintenant à y croire et le public est ravi, définitivement conquis quand résonnent «Pavane» ou la fameuse «Bourrée» empruntée à Jean-Sébastien Bach.
Les morceaux sont transfigurés, le maître leur confère une dynamique plus rock, et parvient à donner un surcroît d’originalité à toutes ces pièces qui dès l’origine en furent richement pourvues.
On entend «Living in the past», on y retourne sans regrets, au passé, tandis que sur grand écran défilent des images (guerre au Vietnam, marches pour la paix, discours de Martin Luther King…) canoniques de l’époque où Anderson était au sommet de son art.
L’ébouriffant ménestrel est-il capable encore de ces poses qui jadis contribuèrent à sa renommée? Cette façon de se tenir sur une jambe, pied de l’autre en repli sur celle-ci?
Il a 74 ans, répétons-le, mais il y parvient sans chanceler, dans les dernières saisons d’une carrière dont il souligne la longévité en signalant le nombre des batteurs qui l’ont accompagné: 79!
Retentit alors ce que le public attendait avec ferveur: le merveilleux «Aqualong», suivi de l’historique «Locomotive Breath», plus pulsant que jamais. Les versions que Jethro Tull en donne (tirons notre chapeau au guitariste Joe Parrish, aux côtés de David Goodier à la basse, John O’Hara aux claviers et Scott Hammond aux drums) sont elles aussi transfigurées, plus punchy et enrichies de variations nouvelles, mais c’est bien sur une page d’histoire du rock que s’achève ce concert, sous les bravos d’un public reconnaissant, qui sait gré à Ian Anderson d’avoir prouvé que ni lui-même, le public, ni Jethro Tull ne sont «too old to rock’n’roll».