Le Dernier Homme
D’ailleurs
Dès le mitan du XIXe siècle, le mathématicien et philosophe Antoine-Augustin Cournot évoquait l’image d’une phase civilisationnelle qu’il définissait comme «posthistoire», i.e. comme temps après la fin de l’histoire. Un temps où les passions de la vie politique se sont calmées, où le système sociétal a neutralisé les forces politiques et amenuisé les énergies vitales, et à la faveur duquel l’histoire finit par se dissoudre, tel un fleuve qui se ramifierait en mille canaux d’irrigation.
Le nouveau monde post-historique s’organise et se stabilise autour du savoir des experts. L’organique est phagocyté par l’organisationnel, si bien que l’époque statique de la posthistoire retrouve la stabilité de la préhistoire. Elle se développe sans crise, sans conscience et sans liberté, ce qui signifie en dernier lieu, sans l’homme humaniste. Telle est, dans ses lignes de faîte, la vision sombre de Cournot.
Ceci étant, il importe de considérer que, dans le cas de la posthistoire, il ne s’agit pas d’une phase de décadence, mais bien de la sortie de l’histoire, laquelle se termine comme un pat au jeu d’échecs. Vue rétrospectivement, la phase «histoire» apparaît alors comme un intervalle minuscule entre la préhistoire et la posthistoire. Que pèsent, en effet, les quelque 4.000 ans d’histoire au regard de l’évolution du monde?
La posthistoire ne signifie toutefois pas que plus rien ne se passe. Au contraire: des événements, des revirements, des catastrophes se produisent tous azimuts. Mais tout cela ne change rien d’essentiel dans la structure fondamentale de la société occidentale. Et le reste du monde n’a pas d’autre choix que de s’adapter docilement à la configuration fondamentale occidentale. Dans le chaos des événements n’émergent plus guère de structures véritablement historiques. Le temps où l’Histoire s’écrivait avec un grand H est définitivement révolu. Ce qui se passe dans le monde ne ressemble dès lors plus qu’à un changement kaléidoscopique d’images.
La thèse cournotienne sur la sortie et la fin de l’histoire sera réactualisée de nos jours par le politologue américain Francis Fukuyama. Elle infère que nous ne pouvons plus comprendre notre vie et notre monde à partir de l’histoire. La forme historique a été évidée. C’est ce qui explique l’actuelle nostalgie d’histoire, les foules de «pèlerins» qui font la queue devant les musées, pour revivre, ici, l’histoire des Étrusques, là, les exploits des Vikings ou encore les hautsfaits de Napoléon. En même temps resurgissent, dans le recyclage de la musique et de la mode, les décennies qui nous ont vus naître.
La plus célèbre figuration polémique de la posthistoire est sans doute la doctrine du «Dernier Homme», telle que la prêche Zarathoustra. Il s’agit de l’une des idées clés de Nietzsche. Veule, uniquement mû par la quête mesquine du confort fonctionnel matériel, de caractère grégaire, ne sachant ni aimer, ni créer, ni même désirer, enfant naturel du nihilisme, il incarne la vacuité extrême, l’extinction du dépassement de soi, la mauvaise foi, la médiocrité, la petitesse d’esprit. Bref, le «dernier homme» (der letzte Mensch) est aux antipodes du «surhomme» (der Übermensch). C’est un malade qui s’ignore. Et qui ressemble à s’y méprendre à l’homme d’aujourd’hui? Les successeurs des derniers hommes de Nietzsche seraient-ils donc les braves consommateurs d’aujourd’hui, dans la mesure où ils ne reconnaissent
Un détail de Portrait de Friedrich Nietzsche dans une pose mélancolique (1882, imprimé v. 1900), qui est l'oeuvre du portraitiste allemand Gustav Adolf Schultz (1825-1897). Héliogravure sur carton, 58 x 39 cm. Collection privée. plus des valeurs supérieures au bien-être matériel, et que ce ne sont plus la démocratie, la liberté, la solidarité et le civisme qui caractérisent la vie moderne, mais bien l’uniformisation, la standardisation, le conformisme et l’égotisme.
Dans un billet précédent, nous avions braqué le projecteur sur la position clé qu’occupe le thymos dans la philosophie platonicienne. Dans La République, Socrate parle du zèle et du courage qui doivent, ensemble avec la raison et le désir, former une «symphonie». Or, ce sont précisément le zèle et le courage que la modernité tend à repousser. A la fin de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1905), Max Weber résume ainsi la pensée de Nietzsche: «Des experts sans esprit, des jouisseurs sans coeur: ce ramassis de néant s’imagine avoir accédé à un niveau jamais atteint d’humanisme». Les uns s’en remettent à la logique ; les autres, au désir. Mais aux deux fait cruellement défaut le thymos. Un siècle après Weber, nombre d’intellectuels reprennent, sous le titre générique de l’«éradication de l’homme», le thème nietzschéen du «dernier homme», en s’en prenant à la pédagogie qui érige en système l’abolition de la virilité.
Le sujet de la posthistoire est l’homme devenu l’animal domestique de l’homme. Qu’il existe des esclaves heureux est un constat que le théologien Jacques Ellul n’était pas seul à faire, et cet état des choses, qui est tout simplement la conséquence d’un utilitarisme qui a perdu le sens de la liberté, n’a rien à voir avec le phantasme huxleyien du Meilleur des Mondes, mais bien avec ce que le philosophe au marteau nomme «le troupeau». Les derniers hommes n’ont pas «trouvé» le bonheur; ils l’ont «inventé». N’éprouvent rien de ce que Heidegger
appelle «le besoin de l’absence de besoin» (die Not der Notlosigkeit), ils se contentent d’une idéologie qui ignore la force «radicale » (Wurzelkraft) et se satisfait d’un simulacre de vie (das Leben bloß vortäuscht). Ainsi, le bien-être que procure la prospérité conduit à un esclavage spirituel.
Dans ce contexte, la prégnance argumentative de la thèse de Fukuyama ne vient pas de la référence à Platon ou à Nietzsche, mais de la redécouverte d’une certaine lecture de Hegel – lecture qu’Alexandre Kojève, grand hégélien devant l’Éternel, n’hésitera pas à radicaliser. L’homme, selon Hegel, est un être spirituel que caractérise, outre le combat dialectique pour la reconnaissance qui met aux prises le maître et l’esclave (le premier étant, d’une certaine façon, l’esclave de l’esclave, et le second, le maître du maître), la «négativité» (que Sartre reprendra à son compte en en faisant le synonyme de «liberté»), conçue comme étant ce qu’il y a en lui de «plus positif», Hegel entendant par là aussi bien le travail conceptuel que toutes les manières de concevoir des «formes». C’est, fine finaliter, le négatif qui, seul, fait de l’homme un homme.
Le dernier homme de la posthistoire se sent déboussolé et panique, dès qu’il doit quitter le havre sécurisant de la tutelle bureaucratique et prendre en main sa propre vie. Tutelle de Bruxelles, par exemple, laquelle symbolise par excellence la fin de l’histoire et confirme, en les réunissant, les diagnostics de Hegel, Nietzsche et Max Weber. Quant à Kant, il a appelé cette mise sous tutelle «minorité» (Unmündigkeit), tandis que Weber parle d’ «immaturité politique» (politische Unreife), et les socio-psychologues d’incapacité infuse à se dépatouiller.