Hedda Gabler revisité, une pièce qui va au-delà de la psychologie
Au Grand Théâtre, avec son «Hedda», Aurore Fattier a magistralement mis en scène la façon dont de grandes oeuvres sont des échos plus que révélateurs de nous-mêmes et de nos sociétés
Le titre complet de la pièce d’Aurore Fattier le dit bien: son «Hedda» est une «variation contemporaine d’après ,Hedda Gabler‘ de Henrik Ibsen». Concrètement, nous voilà plongés dans la salle de repos d’un groupe de comédiens en train de répéter cette pièce. Un lieu où s’entremêlent et se bousculent, dans un va-et-vient incessant, ce qu’ils sont en train de vivre, difficilement, sur le plateau, et ce qu’ils vivent, difficilement, dans leur vie quotidienne. Ces femmes et ces hommes retrouvent dans leurs personnages leurs douloureuses interrogations personnelles et la dynamique de groupe de leurs relations.
Cela suffirait déjà à prouver combien les grands auteurs, dans leurs chefsd’oeuvre, cristallisent tout cela qui nous constitue. Mais le propos d’Aurore Fattier n’en reste pas là. Très souvent, Hedda Gabler est abordée de façon psychologique, pourrais-je dire, comme une femme à la personnalité remarquable, mais en recherche perpétuée d’ellemême, étouffant dans un monde de petitesse, de convoitise, de mesquinerie, de calculs, de rêves avortés. Un monde dont elle ne pourra se libérer (c’est-à-dire s’en échapper en posant un acte libre) que par le suicide.
Ibsen a réussi un portrait fascinant (et, en écrivant ces lignes, je pense à Flaubert et à sa «Madame Bovary»). Son Hedda est emblématique. Mais Aurore Fattier va au-delà de la psychologie: son Hedda devient emblématique non plus d’un type de femme, mais de la femme générique en quelque sorte. Ce n’est pas seulement une personnalité qui est malmenée, mais un genre. Et les personnages masculins, au-delà des spécificités de leur caractérisation individuelle dans le récit, appartiennent bien à leur genre, celui qui sait et qui dicte, consciemment ou inconsciemment. De plus, cette «Hedda» revisitée interroge aussi le théâtre dans le rôle qu’il joue, croit jouer, espère jouer.
Une mise en scène fluide
La pièce d’Aurore Fattier n’est en rien un théâtre de démonstration satisfaite de sa conviction. Non, ce qu’Aurore Fattier nous invite à découvrir avec elle, elle le concrétise dans un théâtre dont elle nous prouve quel merveilleux moyen d’exposition, de compréhension et d’expression il peut être. Ses personnages d’aujourd’hui ont une réalité bien affirmée, ils existent. De plus, tout cela baigne dans un récit mystérieux qui suscite notre attention et dont nous ne comprendrons que peu à peu les réalités.
Quant à la mise en scène, elle nous confronte sans cesse à ce qui se vit et à ce qui se joue, à ce qui se conjugue: au rez-de-plateau, la salle de repos, lieu de rencontre des interprètes, lieu des affrontements de leur vie quotidienne. Le surplombant, un grand écran qui nous donne à découvrir les séquences des répétitions, filmées en direct à l’arrière du plateau. Les interprètes sont tantôt ici tantôt là, en toute fluidité. Une façon de faire parfaitement maîtrisée.
Très bien dirigés dans cette mise en espace complexe, les comédiennes et comédiens sont à l’exacte mesure du propos. Dans cette belle équipe – ils sont onze – chacun est à sa juste place en tant que personnage et en tant qu’élément de l’ensemble ; chacun réussit à la fois à nous toucher (le théâtre est un art de l’émotion) et à nous interpeller (le théâtre est un lieu de sensibilisation et de réflexion) : Fabrice Adde, Delphine Bibet, Yoann Blanc, Carlo Brandt (dont je voudrais signaler un fabuleux monologue), Lara Ceulemans, Valentine Gérard, Fabien Magry, Deborah Marchal, Annah Schaeffer, Alexandre Trocki (vu récemment dans le «Elena» de Myriam Muller), Maud Wyler.
Oui, au théâtre comme en musique, les «variations» peuvent engendrer de belles oeuvres.
Aurore Fattier sublime Hedda Gabler dans une mise en scène complexe.