Marie-Adélaïde et la constitution
Est-ce que la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde, décédée il y a 100 ans, a régné en se conformant à la loi fondamentale en vigueur depuis 1868?
La Grande-Duchesse Marie-Adélaïde de Luxembourg (1894-1924) est décédée il y a un siècle, le 24 janvier 1924, au château de Hohenburg en Bavière. Son règne (1912-1919) durant une époque difficile de l’histoire européenne et luxembourgeoise a été abondamment analysé et commenté. Il nous semble cependant que la question du non-respect éventuel de la constitution luxembourgeoise par la Grande-Duchesse n’a pas trouvé de réponse. Est-ce que Marie-Adélaïde a régné en se conformant à la loi fondamentale en vigueur depuis 1868? A-t-elle violé le serment prêté devant la Chambre des Députés le 18 juin 1912? Nous allons donner notre avis, en résumant d’abord de façon très succincte les différentes crises politiques, puis en les analysant en référence au texte et à l’esprit du droit constitutionnel luxembourgeois en vigueur à l’époque du règne de Marie-Adélaïde. Nous nous limitons à des considérations purement juridiques, sans aucune appréciation politique.
Les crises
À trois reprises, des affrontements ont eu lieu entre la Grande-Duchesse et le gouvernement ou le parlement (Even, p. 38-40, 87-89, 97-107 ; Weber, 2019, p. 122-145, 231-399). Il s’agit d’abord des débats houleux relatifs à la nouvelle loi sur l’organisation de l’enseignement primaire, ce texte ayant fait l’objet d’une contestation forte de la part de l’église catholique. La loi a été adoptée par la Chambre une semaine après la prestation de serment de la Grande-Duchesse. Suite à une période d’hésitation, de pressions politiques et de polémiques dans la presse, Marie-Adélaïde a finalement signé la loi.
La prochaine poussée de fièvre entre la Grande-Duchesse et le gouvernement trouve son origine dans le refus de Marie-Adélaïde de nommer les bourgmestres de Luxembourg, Differdange et Hollerich après les élections communales de 1914. Après les manoeuvres politiques et mensonges du directeur général (ministre) de l’Intérieur Pierre Braun, la GrandeDuchesse refuse de travailler avec lui et provoque la démission du gouvernement Eyschen, ce dernier bénéficiant pourtant d’une large majorité parlementaire. Postérieurement à des spéculations de la presse sur les raisons de ces turbulences et à la formation d’un nouveau gouvernement sans les ministres Braun et de Waha, mais sous la direction du même ministre d’Etat, les nominations des bourgmestres sont finalement signées.
L’affaire entourant l’opposition du monarque à la nomination du professeur Edouard Oster comme directeur de l’école normale a des conséquences plus graves. Elle conduit en effet à une crise gouvernementale et parlementaire sans précédent suite au décès de Paul Eyschen et à la désignation d’un gouvernement minoritaire présidé par Hubert Loutsch. Après des séances tumultueuses de la Chambre les 9 et 10 novembre 1915 durant lesquelles le nouveau ministre d’Etat est attaqué physiquement par le député Edmond Müller, le parlement est dissous et de nouvelles élections ont lieu, débouchant, in fine, sur la formation d’un gouvernement d’union nationale en février 1916 sous la présidence de Victor Thorn.
Le texte de la constitution de 1868
Les tensions entre le monarque et le gouvernement respectivement la Chambre des Députés en 1912 et 1915/1916 concernent donc les problématiques suivantes: la sanction et la promulgation des lois, le droit de nomination des bourgmestres et des fonctionnaires, la composition du gouvernement et la dissolution de la Chambre. Examinons le contenu des différents articles de la constitution luxembourgeoise de 1868 à prendre en considération (Schmit et autres, p. 454-517 ; Thill, p. 39-51).
Revenons d’abord à l’hésitation de MarieAdélaïde au sujet de la loi sur l’enseignement primaire. Selon la constitution en vigueur en 1912, les lois sont soumises au double vote de
la Chambre, sauf dispense du Conseil d’Etat (article 59). Pour entrer en vigueur, elles sont soumises à la sanction et promulgation par le monarque. Celui-ci « fait connaître Sa résolution dans les six mois du vote de la Chambre » (article 34). La constitution donne donc non seulement un délai conséquent au Grand-Duc, mais celui-ci n’a pas l’obligation de signer un texte voté par le parlement. En cas de refus de sanction et de promulgation, aucune justification n’est à produire. En signant le 10 août 1912 une loi votée par la Chambre le 25 juin et dispensée du second vote par le Conseil d’Etat le 8 juillet, la Grande-Duchesse est restée très largement en-dessous du délai des six mois constitutionnels.
Passons aux nominations des bourgmestres. Conformément à l’article 107, 2e alinéa, de la constitution de 1868, la liberté de choix du monarque est totale, vu que «le bourgmestre est nommé et révoqué par le Roi Grand-Duc, qui peut le choisir hors du sein du conseil». Qu’en est-il de l’affaire Oster et du refus de sa désignation au poste de directeur de l’école normale ? La nomination aux emplois civils et militaires est également un pouvoir qui appartient au monarque, sauf exceptions établies par une loi (article 35, 1er alinéa).
Quid de la nomination du gouvernement Loutsch, minoritaire au parlement, et de la dissolution de la Chambre? Selon la constitution, c’est non seulement le Grand-Duc qui «exerce seul le pouvoir exécutif» (article 33), mais il règle également «l’organisation de son gouvernement» (article 76, 1er alinéa). La nomination et la révocation des membres du gouvernement relève du Grand-Duc (article 77), de même que la dissolution de la Chambre (article 74).
D’un point de vue du texte de la constitution, force est de constater qu’aucune violation ne peut être reprochée à Marie-Adélaïde.
L’esprit de la Constitution?
Est-ce que la Grande-Duchesse aurait par contre agi contre les traditions et l’esprit de la constitution à défaut d’en violer le texte (Weber, 2019, p. 310) vu qu’une «évolution intervenue depuis 1868 fait que la constitution écrite se distingue à bien des égards de la constitution réellement vécue» (Schmit/Servais, p. 64)?
Afin de cerner cet esprit, il faut se tourner vers la doctrine, donc la pensée et les opinions des juristes. L’ouvrage incontournable de l’époque était le Staatsrecht publié une première fois en 1890 par un auteur qui était en même temps chef du gouvernement, à savoir Paul Eyschen. Le commentaire de la constitution par l’auteur était à tel point favorable aux pouvoirs de la monarchie que le ministre d’Etat s’était fait interpeller à ce sujet par Emmanuel Servais, président de la Chambre et ancien chef du gouvernement. Au cours de la séance publique du 14 février 1890, Servais estime que les doctrines professées par Eyschen «mettent en question les principes fondamentaux de notre organisation politique, soit en qui concerne les pouvoirs du Grand-Duc, soit en ce qui concerne ceux de la Chambre ou des tribunaux, dont il exagère les uns et restreint les autres» (Compte-rendu, p, 960-961). Le débat porte essentiellement sur l’article 32 de la constitution. Suite au coup d’Etat de Guillaume III, la loi fondamentale de 1856 avait disposé que «la puissance souveraine réside dans la personne du Roi Grand-Duc».
En 1868, cet alinéa 1er sur le siège de la souveraineté est supprimé pour ne laisser subsister que la phrase suivante qui confie au Roi Grand-Duc l’exercice de la puissance souveraine conformément à la constitution et aux lois. Alors que Servais pense que la Chambre participe depuis 1868 à l’exercice du pouvoir souverain, notamment dans le cadre de «la confection des lois» (Ibid., p. 968-969), Eyschen cite une note manuscrite de Servais et un courrier du même, en sa qualité de ministre d’Etat, daté du 14 mars 1868 et adressé au Prince Henri, Lieutenant du Roi Grand-Duc, estimant que « la rédaction proposée ne modifie pas le sens de l’article 32 de la Constitution de 1856» (Ibid., p. 991-992). Le ministre d’Etat Eyschen, partisan de la souveraineté du monarque, l’emporte donc en 1890 sur le président Servais en se servant de ses propres arguments exprimés en 1868.
Le juriste Eyschen ne change pas d’avis sur le siège et l’exercice de la souveraineté au cours de sa longue carrière politique, vu qu’il reproduit la même argumentation dans une nouvelle édition de son manuel en 1910 (Eyschen, p. 43-47), donc deux années avant l’accession au pouvoir de la jeune Marie-Adélaïde. Eyschen note que le contreseing ministériel ne constitue pas une limitation du principe monarchique et que «dem Großherzog liegt also allein die Regierung des Staats ob» (Ibid., p. 47). L’auteur continue en écrivant que le monarque détient «ein unbedingtes Veto» (Ibid., p. 48) dans le cadre de la procédure législative «Dieses Recht kann auch dadurch ausgeübt werden, dass die Bestätigung des Gesetzes während sechs Monaten unterbleibt, nach deren Ablauf der Kammerbeschluß hinfällig wird» (Ibid., p. 48). Le souverain exerce «die Ämterhoheit des Landesherren» et le droit de nomination aux emplois étatiques et des bourgmestres et échevins (Ibid., p. 48-49). En ce qui concerne le gouvernement, Eyschen est tout aussi catégorique: «daß der Großherzog seine Minister beliebig ernennen und entlassen kann, ist die natürliche Folge der vollziehenden Gewalt, die ihm übertragen ist» (Ibid., p. 49). Il est également très clair quand il évoque la dissolution de la Chambre: «Auch das Recht der Auflösung der Kammer steht dem Großherzog unbeschränkt zu» (Ibid., p. 58). Eyschen tempère tout juste cette pensée radicale par le constat «daß ein stetiges Zusammengehen der Regierung mit der Volksvertretung als Vorbedingung des staatlichen Lebens erstrebt werden soll». Un désaccord éventuel devrait être résolu par la démission du gouvernement ou la dissolution du parlement, le choix du nouveau gouvernement devant se limiter à des personnes pouvant bénéficier du soutien de la Chambre (Ibid., p. 16). Ce scénario correspond aux événements politiques des années 1915/16 ayant débouché sur un gouvernement d’union nationale.
Conclusion
Il semble évident que l’on ne peut reprocher à la jeune monarque d’avoir monté un coup d’Etat avec la dissolution du parlement en 1915 (Weber, 2019, p. 310). Mais qu’en est-il du grief d’avoir violé l’esprit de la constitution (Ibid.)? A la lecture des courriers de la Grande-Duchesse publiés par Josiane Weber en 2022, et notamment de la lettre adressée le 28 novembre 1915 au comte Stolberg, il est clair que MarieAdélaïde lutte pour faire respecter les droits de la couronne: «so wird jedenfalls dass erreicht sein, dass die Verfassungsfrage mein Ernennungsrecht betreffend und überhaupt die Rechte der Krone nie mehr auf dem Tapet erscheinen» (Weber, 2022, p. 450 et 467). Mais ces droits sont prévus par le texte de la constitution luxembourgeoise en vigueur à ce moment. Leur interprétation par la Grande-Duchesse est rigoureusement conforme à la doctrine formulée en 1890 et 1910 par le juriste et chef du gouvernement Paul Eyschen. D’un point de vue juridique, le reproche du non-respect de la constitution et donc du serment n’est pas tenable.
Bibliographie EVEN, Pierre, Marie Adelheid von LuxemburgNassau, Luxembourg, 2019. EYSCHEN, Paul, Das Staatsrecht des Grossherzogtums Luxemburg, Tübingen, 1910. SCHMIT, Paul, et autres, Le Conseil d’Etat, gardien de la Constitution et des Droits et Libertés fondamentaux, Luxembourg, 2006. SCHMIT, Paul, SERVAIS, Emmanuel, Précis de droit constitutionnel, Commentaire de la Constitution luxembourgeoise, Luxembourg, 2009. THILL, Jean, Documents et textes relatifs aux constitutions et institutions politiques luxembourgeoises, Luxembourg, 1978. WEBER, Josiane, Großherzogin Marie Adelheid von Luxembourg, Eine politische Biographie (1912-1919), Luxembourg, Editions Guy Binsfeld, 2019. WEBER, Josiane, «… wenn nur der Graf Stolberg da wäre und mir aus der Patsche raushelfen würde! Unbekannte Briefe der Großherzogin Marie Adelheid an Graf Stolberg», dans Hémecht, 2022/4, p. 427-476.Compte-rendu des séances de la Chambre des Députés, Session ordinaire du 5 novembre 1889 au 23 avril 1890, Luxembourg, 1890.
D’un point de vue juridique, le reproche du non-respect de la constitution et donc du serment n’est pas tenable.