L’appel de l’Abbé Pierre il y a 70 ans
Le souvenir de l’abbé Pierre nous rappelle inlassablement qu’il faut une macro-bienfaisance aux traits de micro-bienfaisances
Il y eut un soir, il y eut un matin» (voir Gn 1,1-2,4a), voilà le jour! Mais quel jour, celui sans déclin ou le nôtre qu’on ne peut penser sans origine ni aucune fin alors qu’il faut le voir à la lumière du jour sans déclin? «Mes amis, au secours! Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel on l’avait expulsée», voilà l’appel de l’Abbé Pierre lancé sur Radio Luxembourg il y a maintenant soixante-dix ans (le 1er février 1954). C’est l’appel d’un homme profondément secoué, désillusionné, mais ne désespérant pas d’un soir qui serait absurde sans aucun matin, ni d’un matin absurde qui condamnerait le jour au soir.
L’Abbé Pierre ne désespère pas, mais se fait la voix engagée du matin qui relativise le soir à la lumière du jour sans déclin. C’est en manifestant sa foi existentielle en la bonté qu’il parvient à dire mes amis, sachant qu’au lieu d’une humanité indifférente qui détruit en se trompant sur la vie, il est besoin d’une humanité sensible qui construit sans se tromper sur la mort; qu’au lieu d’une société qui aide les riches à prendre aux pauvres, il faut une société solidaire où on s’entraide des bénéfices qu’on fait; une société lucide, où les uns ne s’enrichissent pas au détriment des autres (les épargnes d’un côté, les estomacs vides de l’autre, l’endettement comme système abusif d’exploitation), mais où on vit ensemble (s’il le faut, avec des emprunts comme moyen favorable à l’entraide, ressort d’une économie solidaire).
Le mouvement Emmaüs tenant son nom de la relecture que l’Abbé Pierre a faite de l’épisode des disciples d’Emmaüs (voir l’Évangile selon saint Luc), c’est bien cela, c’est «la désillusion enthousiaste» de gens qui ont retrouvé un sens à leur vie tout en prenant conscience d’avoir besoin les uns des autres, un mouvement dont on pourrait résumer l’idée ainsi: Je ne me suffis pas à moi-même. J’ai besoin qu’on m’aide, c’est clair; je veux qu’on m’aide, c’est bien. La seule chose qu’on attend de moi, c’est de la bonne volonté, voilà la première étape valorisante à mon égard, le premier don qu’on me fait, mon inclusion au rang des demandeurs-donateurs qu’on est tous à l’égard les uns des autres, des êtres humains appelés à la bienfaisance.
Depuis l’époque où il a médité sur Lc 24,1335, c’était tout juste avant d’accueillir en 1949 Georges, son premier compagnon, il affirme: «j’ai commencé à parler de ce que tout le reste de ma vie je n’ai cessé d’expliquer: ce que j’appelle la désillusion enthousiaste» (voir le début du chapitre «La nécessaire désillusion» dans son livre «Dieu merci»). Il en parle en évoquant l’étymologie d’enthousiaste, ainsi p. ex. dans le livre «Je voulais être marin, missionnaire ou brigand»: «L’enthousiasme vient du grec en-theos, être avec l’Éternel Amour».
Mes amis, au secours! Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel on l’avait expulsée.
Abbé Pierre
Un vif besoin d’aimer et de servir son prochain
Désillusionné, l’Abbé Pierre n’est pas un «éveilleur de l’absurde» comme il appelle son ami Camus (ou encore Sartre) dans «Je voulais être marin, missionnaire ou brigand», mais un être humain théologique qui ouvre les yeux sur le clair-obscur de notre monde en ressentant ce vif besoin d’aimer et de servir son prochain sans donner dans cette désillusion de l’absurde qu’il qualifie de négative (comme si le néant pouvait avoir quelque chose d’absolu, chose impensable).
Au chapitre des «Confessions» intitulé «Fraterniser», l’Abbé Pierre écrit: «Le rôle de tout être humain, c’est de faire la preuve que le monde n’est pas sans raison» (121), et au chapitre «Mourir» il ajoute: «Je crois en Dieu, et je pense que seul Son Amour, Son Être hors du temps, peut clarifier cette petite et immense réalité qu’est chaque personne» . Ce sont là des lignes très profondes que nous pouvons rejoindre en jetant un coup d’oeil sur le premier texte du livre de la Genèse qui thématise la création, à savoir Gn 1,1-2,4a, qui est en effet un texte synthèse finement composé, le chefd’oeuvre littéraire d’une conscience pensante flottant sur le mystère en faisant preuve de sens. Alors faisons-le en hommage spirituel à l’Abbé Pierre.
Un formidable représentant de l‘humanité théologique
Si le premier verset de Gn 1,1-2,4a introduit le texte et si les versets 2,1-4a le concluent, ils l’encadrent aussi en contenant le verbe hébreu pour créer, à savoir bara, que le texte rattache (en raison de son sens, voir e. a. le mot hébreu bar pour fils) au don de la vie (voir les versets 1,21 et 1,27). Sans la naissance temporelle d’aucun être vivant, il n’y aurait pas de création à proprement parler. Dès le départ, le texte biblique
nous présente donc la création du ciel et de la terre comme animés jusqu’au point de se découvrir et se reconnaître au regard de l’humanité théologique (voir Gn 1,27) ainsi que de trouver par elle en la personne de Dieu (qui sauve, voir p. ex. Lc 1,31 et 1,76-79) à la sainteté du jour sans déclin (voir p. ex. Jn 11,23-25).
Or l’Abbé Pierre n’est autre qu’un formidable représentant de cette humanité théologique. En sa personne, le ciel et la terre ne se sont pas découverts pour s’ignorer, s’autodétruire et se perdre, mais pour s’accomplir en témoignant de l’Amour. Voilà pourquoi le souvenir de l’Abbé Pierre nous rappelle inlassablement qu’il faut une macro-bienfaisance aux traits de micro-bienfaisances.
Ensuite, Gn 1,1-2,4a est très subtil quant à la notion du jour qui relativise le soir par rapport au matin, façon de continuer de jour en jour en tenant compte du jour sans déclin. «Il y eut un soir, il y eut un matin», car voilà le jour qui se détache de la nuit tout en gardant le dessus, l’obscurité n’ayant rien d’absolu (voir Gn 1,1-5). La naissance théologique du ciel et de la terre est bien d’abord logique avant d’être temporelle et de pouvoir l’être. Sa création, c’est en vérité leur naissance logique avec pour fait sa naissance temporelle (voir Gn 2,3 / de préférence en hébreu).
Ainsi, notre naissance dans le temps nous fait commencer notre existence temporelle tout en nous présupposant au-delà de cet événement, alors que la mort nous fait cesser de vivre en deçà des limites de cette même existence, façon pour nous de survivre. L’Abbé Pierre a souvent dit et écrit ne pas craindre la mort. La mort dans le temps, c’est le dernier cadeau qu’on reçoit dès le départ, et la naissance dans le temps, c’est le premier cadeau qui vaut jusqu’au bout. Quant à la vie, elle ne se réduit ni à l’une ni à l’autre. Alors vive le ciel et la terre et vive l’Abbé Pierre.