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- Shenaz Patel : L’écriture pour partager et comprendre le monde

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L’écriture comme moyen pour changer le monde : une vision utopique et humaniste que beaucoup d’écrivains et de journalist­es ont eue à leurs débuts. Shenaz Patel est de ceux- là. Plus de trente ans après ses débuts, son regard est plus lucide et son oeuvre plus en phase avec une démarche visant plutôt à comprendre le monde. Éditoriali­ste très critique et avisée de la presse écrite, elle a assis sa notoriété avec deux romans, Sensitive et Le Silence des Chagos avant de se lancer dans une autre aventure exaltante : la bande dessinée. D’abord pour s’amuser avec Tintin et maintenant pour raconter l’histoire de son pays avec Histoire de Maurice. Portrait d’une journalist­e- écrivaine à la plume versatile et au talent désormais reconnu au- delà de l’océan Indien, en Europe et même jusqu’aux États- Unis. Sous le grand arbre qui habille le restaurant de l’Institut Français de Maurice, Shenaz nous accueille avec ce sourire qui semble ne jamais la quitter. Le choix du lieu n’est pas anodin. Ce temple de la culture où le livre est roi, est symbolique pour la journalist­e- écrivaine. C’est dans les livres que son père ramenait par caisses de ventes à l’encan que Shenaz commence son histoire d’amour avec la littératur­e. « Je

fouillais dans les caisses et lisais tout ce que je pouvais » , avoue- telle. À tel point que quand elle entre au collège, elle a l’impression d’avoir lu tous les rayons de A à Z. Mais la maison Patel, ce n’était pas seulement les livres. « J’ai eu la chance de grandir dans une famille où on aimait aussi la musique, le théâtre. Très tôt, j’ai eu le sentiment que les arts dans leurs diverses expression­s apportaien­t un sens à la vie ou en tout cas une profondeur, une intensité. Très vite, j’ai eu le sentiment que la littératur­e m’offrait de connaître le monde, de connaître les gens, ce que la vie ne permet pas toujours » . Pour Shenaz, il y a un mystère en chaque être humain qu’il est très

difficile d’approcher. « On peut vivre 30 ans avec une personne et se dire que l’on ne la connaît pas alors que dans la littératur­e, on ouvre un roman et on pénètre tout de suite dans l’intériorit­é des gens. Du coup, cela m’a permis d’aller à l’intérieur des personnes et de ce que je suis moi- même, de me découvrir. Il y a le double mouvement de sortir de soi pour aller vers le monde et le mouvement d’aller très profondéme­nt à l’intérieur de soi. »

Utopie et humanisme

C’est sans doute cela qui va participer, avec la vision utopique et humaniste comme l’écriture pouvant changer le monde, à pousser Shenaz vers le journalism­e. Après avoir eu son bac Littéraire à 16 ans, elle écrit aux principaux journaux pour être stagiaire. Après des

tentatives infructueu­ses, elle finira par décrocher un essai au Nouveau Militant en 1985. « On était une toute petite équipe. C’est là que j’ai appris à connaître mon pays. C’était une école extraordin­aire, sans doute la plus belle époque dans ce métier » , affirme- t- elle. En 1991, elle sera même rédactrice en chef, à l’âge de 25 ans, mais va démissionn­er après un an en raison de la nouvelle ligne éditoriale qui la mettait mal à l’aise. Elle rejoint alors l’hebdomadai­re Week- End pour créer un cahier arts et culture, car elle sent que « c’est important dans la constructi­on

et le développem­ent d’un pays » . Elle y restera à plein temps jusqu’en 2008 quand elle rejoint le Lycée Labourdonn­ais, son alma mater, comme documental­iste. Une parenthèse de sept ans qui donnera un autre rapport à l’écriture penchant vers le partage et la transmissi­on du savoir aux plus jeunes. C’est là qu’elle approfondi­t son registre littéraire qui était plus difficile en tant que journalist­e à plein temps. « Les idées pour des romans et des pièces de théâtre s’accumulaie­nt mais n’ayant pas le

temps, la frustratio­n s’installait » . Malgré tout, elle s’est déjà fait remarquer avec des romans comme

Le Portrait Chamarel ( 2002), Sensitive ( 2003) et Le Silence des Chagos ( 2005) parmi une production très riche comprenant aussi des nouvelles et des pièces de théâtre. Shenaz s’intéresse aussi à la littératur­e de jeunesse. L’activité devient tellement prenante qu’elle abandonne son poste de documental­iste pour assurer seulement un éditorial hebdomadai­re avec Week- End. Une nouvelle situation qui lui permet de s’orienter vers des créations ludiques comme la traduction de deux albums de Tintin, à la demande d’un éditeur réunionnai­s. « Tintin, c’était le fun et pour contribuer à la reconnaiss­ance du créole. Il s’agissait de démontrer que le créole pouvait aussi être une langue littéraire » . Shenaz rappelle que la langue créole « est née de la violence, née d’une confrontat­ion des colons et des esclaves » . « La langue naît pour permettre un échange. Ce qui montre également la richesse de la constructi­on de pays. La richesse de Maurice, c’est sa population » .

« La souffrance des Chagossien­s »

L’écrivaine, en toute humilité, perçoit son travail comme une brique dans la constructi­on et le développem­ent de la société mauricienn­e. C’est cette même motivation qui l’avait poussé à écrire Le Silence

des Chagos, pour raconter « la souffrance des Chagossien­s » . « L’histoire des Chagossien­s est l’injustice par excellence. J’ai découvert cela à travers une photo de presse sur six colonnes : des femmes pieds et mains nus affrontant la police armée. Une de mes premières tâches journalist­iques fut d’aller rencontrer ces femmes et de raconter leur histoire. » La révélation de ce roman lui vint lors de l’attente de l’avion à

l’aéroport de Gillot à l’île de La Réunion quand brusquemen­t lui vient cette possibilit­é de non- retour dans son pays. « Je me suis

mise à la place de ces hommes et femmes sacrifiés « au nom du

monde libre » , des gens privés de leur liberté, de leur pays pour le monde libre. Il faut que le monde libre le sache » . Cette contributi­on à l’histoire de la souffrance des Chagossien­s, elle a aussi eu l’occasion, lors d’un récent séjour aux USA, d’en parler dans différents forums dont le Congress Library. Paradoxale­ment, c’est à travers la fiction qu’elle trouve ce moyen de raconter cette histoire. Ce devoir de mémoire la poursuit en constatant

que l’on n’enseigne pas notre histoire dans les écoles. « C’est triste que les jeunes sont de moins en moins au courant de l’histoire de leur pays, de leur histoire. Cette histoire est toujours à défricher. À Maurice on est dans un récit fantasmé et très fragmenté. On raconte toujours l’arrivée de colons de France, d’esclaves d’Afrique, de travailleu­rs engagés d’Asie mais c’était beaucoup plus mélangé dès le départ. On voudrait faire croire que l’on descend tous de comtes, de barons, de maharadjah­s, de rois. Il y a de ça mais il y a aussi le fait qu’on est descendant de bagnards, de forçats, de criminels, de filles de joie, d’esclaves etc. » Ce besoin d’écrire sur l’histoire de son pays, elle le réalise avec l’historien Jocelyn Chan Low dans une série de quatre bandes dessinées intitulée Histoire de Maurice. Un choix dicté par l’engouement des jeunes pour la BD. « Il faut utiliser tous les moyens pour amener les jeunes à la connaissan­ce, même certains jeux vidéo » . Un acte de foi qui la rend heureuse car elle fait ce qu’elle aime. Elle est en phase dans la création, en phase avec ce qu’elle a envie de faire dans la vie, heureuse de pouvoir contribuer à l’élargissem­ent de la connaissan­ce.

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