L’histoire de Maurice est traversée par le métissage
L’histoire de Maurice reste largement méconnue. Quasiment absente du programme scolaire, elle reste le fait des érudits, et les livres qui en parlent sont fragmentaires et donnent un aperçu en épisodes chronologiques. À la demande d’un éditeur français, deux Mauriciens, Jocelyn Chan Low, historien, et Shenaz Patel, auteur et journaliste, se sont attelés à vulgariser cette histoire à travers la bande dessinée. Après le succès du premier tome sorti en avril 2017, le second opus est désormais en librairie. Les auteurs nous parlent de ce projet extraordinaire et de la nécessité de faire la lumière sur l’histoire de notre pays qui a fêté cette année ses cinquante ans d’indépendance. Comment est né ce projet ?
Jocelyn Chan Low : C’est Christian Riehl, des Éditions du Signe, qui connaît bien Maurice et qui a déjà réalisé des bandes dessinées historiques sur différents pays, dont La Guadeloupe et La Réunion, qui en a eu l’idée. Il la partage à son ami Michel Coquet de l’Imprimerie et Papeterie commerciale ( IPC).
Shenaz Patel : Pour nous c’était intéressant car, pour l’un et l’autre, c’était un sujet qui nous préoccupait du fait que l’histoire ne soit quasiment pas enseignée dans les écoles. Pourquoi l’histoire n’est- elle pas enseignée ?
JCL : C’est un gros problème qui comporte plusieurs volets. Il faut dire que la volonté politique est là. De James Burty David à Paul Bérenger, en passant par Vasant Bunwaree et Steeve Obeegadoo, tous ont voulu réintroduire l’histoire, et j’ai moi- même été contacté pour travailler sur ce projet. À cela s’oppose une bureaucratie très réticente. D’une part, en raison de la pléthore de sujets qui ont été introduits au fil des ans comme la comptabilité et des sujets comme le latin, le grec et l’histoire ont cédé leur place. Mais plus important, c’est la régression de l’anglais qui a précipité la sortie de l’histoire car les élèves, maîtrisant de moins en moins cette langue, n’arrivent pas à répondre aux questions d’ordre rédactionnel. D’autre part, l’université de Cambridge qui supervise le programme insiste que l’histoire globale ( World Affairs) soit également incluse. Ce qui est encore plus grave, c’est qu’aujourd’hui, la part de l’histoire a encore régressé dans le programme des études sociales ( Social Studies). Par contre, il
y a une demande pour l’histoire de la part du public et même au niveau tertiaire.
SP : J’ai travaillé comme documentaliste au Lycée La Bourdonnais pendant sept ans et j’ai été surprise de voir que ces jeunes ne connaissaient pas du tout l’histoire de Maurice. On est aussi un pays touristique et je crois que l’ère du bronzer idiot, c’est fini et quand les gens viennent dans un pays, ils ont envie de connaitre la culture et l’histoire locales. Et l’histoire de Maurice est intéressante et extrêmement complexe, liée à l’histoire du monde. C’est clair que Maurice a joué un rôle important dans l’histoire du monde. Paradoxalement, il n’y a pas un ouvrage qui en parle. Il y a des ouvrages sur des périodes spécifiques, qui sont plutôt techniques.
JCL : L’histoire est un récit assez particulier. Ce qui fait que le texte est très lourd. Même les jeunes universitaires ont des problèmes. Il faut dire aussi qu’à Maurice, la culture de la lecture est très pauvre. Aujourd’hui, c’est l’image, c’est l’audiovisuel. L’histoire se raconte en de gros pavés et beaucoup de documents dorment dans les tiroirs. Il faut donc des ouvrages intermédiaires.
SP : C’est pourquoi, la bande dessinée nous a semblé un bon moyen, un vecteur tout public. Cela condense le récit à travers le texte et l’image. J’avais déjà eu cette expérience avec l’adaptation de Paul et Virginie avec Laval Ng. Cela m’a permis de découvrir le scénario de bande dessinée qui est un genre littéraire particulier. Paul et Virginie est un texte long avec de grandes descriptions de Bernardin de Saint Pierre qui était, rappelons- le, un botaniste. La BD a permis de resserrer le ressort dramatique. Donc, quand Christian Riehl m’a approchée, j’ai dit oui tout de suite et je lui ai parlé de Jocelyn qui me semblait l’historien le plus approprié. C’était en 2016. On a donc commencé à se rencontrer toutes les semaines. Justement, comment avez- vous procédé ?
JCL : J’ai fait les recherches et j’avais la chance d’avoir déjà cerné le sujet et même publié des articles dont certains dans les journaux mauriciens. Mais plus encore, je possédais aussi une belle iconographie, car j’ai fait plusieurs expositions en tant que directeur du Centre culturel mauricien et en tant qu’universitaire sur l’esclavage, l’engagisme, la bataille de Grand Port, entre autres, et j’ai également travaillé avec l’Institut de Maurice quand il a fallu refaire la galerie de la période coloniale britannique. Ce qui me permet d’avoir une belle collection d’iconographies libres de droit, un élément essentiel pour faire une BD. Ce qui nous a permis d’aller assez vite
SP : À partir de cette connaissance historique et cette documentation extraordinaire, moi en tant qu’auteur, j’ai dû trouver le fil narratif. Comment raconter cette histoire sans faire de l’inventaire chronologique. Parce que pour nous, l’histoire n’est pas qu’une suite de dates. Pour nous, ce sont les hommes et les femmes à l’intérieur de l’histoire. Parce que l’histoire est faite par des gens qui, un jour, ont eu un rêve de conquête, de gloire, des amours, des inimités, des haines… Ce qui nous intéressait c’était de montrer le côté humain de l’histoire. Et c’est le personnage de Simon van der Stel, dont la naissance est reconnue comme la première enregistrée officiellement à Maurice, que je trouve très intéressant.
JCL : Il nous permet de nous relier à l’Afrique du Sud et l’Inde à travers sa mère. Et c’était un personnage connu et reconnu, même si à Maurice on n’en parle pas beaucoup.
SP : Ce qui est intéressant c’est aussi son côté métis. Le choix de Van de Stel nous permet de montrer comment l’histoire de Maurice est traversée par le métissage. Et ces deux jeunes, pourquoi ils sont là ?
SP : Peut- être pour actualiser l’histoire. Pour nous permettre de partir d’aujourd’hui et de remonter l’histoire, de montrer aussi qu’elle n’est pas figée. Quelle a été la réception du premier volume ?
SP : La réception a été bonne, mais il y a aussi des déceptions même si c’était attendu comme les réticences de certaines personnes relevant de l’autorité qui n’ont pas accepté jusqu’ici que la BD soit dans les écoles, d’un grand groupe de distribution qui trouve qu’on parle trop d’esclavage. Des réticences qui sont fondées sur la méconnaissance de notre histoire. Il y a un récit officiel, fragmenté, qui raconte l’histoire de Maurice comme une succession d’immigrations : Hollandais, Français, esclaves, Indiens, etc. On ne nous dit pas que cela a été très mélangé.
JCL : Il y a aussi la part du tourisme. Il y a une vision que l’on veut promouvoir. Celle d’une île paradisiaque, de l’idylle, de Paul et Virginie, loin des réalités de l’esclavage et de l’engagisme. On ne veut pas d’un tourisme de mémoire alors que la demande est là. Et qu’est- ce qui nous attend pour le troisième tome ?
JCL : C’est l’histoire politique avec la venue de femmes qui ont marqué l’histoire, Marthe Sapé et Anjalay, notamment. Marthe Sapé était la rédactrice en chef du journal l’Aurore. Elle a été condamnée pour diffamation pour avoir défendu le petit peuple contre les exactions commises pendant la première Guerre mondiale. Elle était une combattante méconnue. L’histoire des femmes, comme celui de l’esclavage, c’est l’histoire du silence…