Brouillard d’Arles: l’héritage d’un mal-aimé
Cible d’une pétition réclamant son internement, Van Gogh est excommunié de la cité un an après son arrivée. Il laisse derrière lui une amie chère, Marie Ginoux. Et un trésor personnel
Destinataires des dessins de leur ami Van Gogh, Marie et Joseph Ginoux n’en auront jamais profité. C’est pourtant eux, ses « logeurs », modèles et amis, dont il était le plus proche à Arles. Mais l’histoire bégaye souvent et de sa plus tendre enfance à Zundert, aux Pays-Bas, àsamortàAuvers-sur-Oise, le parcours de Vincent Van Gogh a été jalonné des quolibets de ses contemporains. Arles n’échappe pas à la règle. Le 19 février1888, VanGogh laisse Paris, son frèreetcolocataireThéo, pour « voir une
autre lumière » – celledu Midi, chérie des Lautrec et Signac
– et combler son appétence grandissante pour l’esthétisme japonisant. Cap estmis par le rail. Il ne vagabondera pas jusqu’à laMéditerranée, terrain de jeu d’un Monticelli qu’il adule, mais fera halte à Arles. Arrivé à quai, au coeur d’un hiver particulièrement rigoureux, Vincent s’extasie rapidement pour les paysages, arpente les Alpilles, mais déchantedès l’été 88 dans une lettre envoyée à Théo. « Jusqu’ici je n’ai pas avancé d’un seul centimètre dans le coeur des gens. (...) Un grand nombre de journées se passe donc sans que je dise un mot à personne que pour demanderàdîner ou un café. Et cela a été ainsi dès le commencement. » Alors qu’il carbure dangereusement à l’absinthe, Van Gogh sollicite ses confrères SchuffeneckerouLaval pour créer une école de Pont-Aven dans leSud. SeulGauguin, redevable de Théo, acceptera de séjournerdeux mois dans la Maison Jaune. Avec la fin qu’on connaît. Unverre d’absinthe vide jeté à la face de Gauguin par Van Gogh et, quelques joursplus tard, Vincent secoupantunmorceau du lobe de l’oreille pour le livrer à une fille du bordel. Alasortie de l’hôpital d’Arles, celui qui fut élevé dans le respect d’une trinité « devoir, bienséance et fermeté » ( 1), eut tout de même ses moments de lucidité: « Ensortant dans la rue, il devenait nécessaire d’avoir quelque chose
de neuf. » Mais son « mauvais genre » lui colle aux basques et certains garnements arrosent son passage de trognons de choux, comme l’atteste Jeanne Calment, alors doyenne de l’humanité, en 1989 au micro de Jean Teulé. « C’était un alcoolique… et mon dieu qu’il
était laid du visage! » On ne retrouve pourtant pas trace de la familleCalment dans les signataires de la pétition lancée, enfévrier 1889, parune trentaine d’Arlésiens désireux de voir l’énergumène interné. Peut-être le pèreet lemari de Jeanne, qui vendaient pinceaux et toiles à l’artiste, ne souhaitaient-ils pas perdre un client? Toujours est-ilque la requêtedes administrés fut entendue par le mairequi prononça un arrêté d’expulsion. La silhouette voûtée, au visage rubicond et à l’oeil fou, tirant sur sa pipe, s’en va. Et entame une relation épistolaire avec les Ginoux. Uncouple pour lequel il avait une réelle affection, de même qu’avec le facteur, Joseph Roulin, qu’il portraitise en août 1888. « Le facteur et le cafetier étaient
d’un rang social simple, des gens honnêtes, plus ou moins pour Joseph Ginoux [ilasigné
la pétition, NDLR], mais Van Gogh avait beaucoup de confiance en eux. Il leur a d’ailleurs laissé unequinzaine de toiles, vendues par Joseph à Vollard [Ambroise, marchand d’art, NDLR]. C’était un grand cadeau car il payait déjà pour louer sa chambre et ses meubles. C’était une opération commerciale mais aussi de l’amitié. Il y a des gens, commeune collègue à moi, qui considèrent que c’était une amitié commerciale. Pas du tout! » , analyse BogomilaWelsh-Ovcharov. Un cadeau confirmé par une note du petit carnet retrouvé dans les archives du
Café de la gare. « Nous avons entreposé les meublesdupeintre dans le couloir. » « ll ne les a jamais réclamés,
rappelle Franck Baille. Il est mort, son frère Théo six mois après lui, et les Ginoux ont vendu les tableaux à Vollard en 1895. Vollardaensuite écrit aux Ginoux pour leur demander s’ils avaient des dessins et ils ont répondu que non. Donc, en fait, ils n’ont jamais eu connaissance de ce carnet! » , répète l’auteur de sa
découverte. Un héritage perdu avec son
sens. « Ces dessins ont été réalisés pour lui-même, tranche
BogomilaWelsh. Ce n’est pas un cadeau. Les gérants de café utilisaient les brouillards pour porter une comptabilité journalière et Van Gogh va plus loin dans son utilisation. Il fait la même chose en tenant un registrequotidien de ses idées. Ce sont des archives personnelles de ce qu’il voulait faire. »
Alorspourquoi les laisser aux
Ginoux? « Il avait une grande affinité avec les Ginoux, surtout avec Marie. Leur amitié est incroyable, ilaperçu chez elle une maladie psychologique quasi similaire à lasienne. Je pense que c’est elle qui lui a offert le Brouillard. Il y a d’ailleurs des dessins qui reflètent cette amitié. Van Gogh leur a laissé ce Brouillard parce qu’il leur appartient – pour dire merci–, pour “Rendre à César ce qui appartient à César”. Ça, c’était vraiment la mentalité de Van Gogh – calviniste, hollandais, honnête, humble – de dire: “Ce n’est pas à moi”. Peut-être, aussi, parce qu’il ne pouvait pas se surcharger pour son voyage à Paris. » Oubliant ainsi son obsessionnel désir de vendre. Lui qui, de son vivant, ne vendra publiquement qu’une toile ( 2). « Il avait envoyé une douzaine de tableaux à son frère Théo à l’été 1888, puis une douzaineàEmileBernarden tant que collègue artistique. Et un troisième envoi intéressant, pour le peintre australien John Russell. C’est une commande, ça se voit dans la densité de ses compositions. Parce qu’il espérait qu’il le payerait. Ilyavait donc eu des dessins pour un frère, pour un collègue et pour un éventuel mécène mais, ces dessins-là, sont faits pour lui-même » , boucle Bogomila Welsh-Ovcharov.
1. Voir VanGogh, Flammarion, 2011. 2. En 1899, LaVignerouge (400 francs), à la peintreAnna Boch.
Mon dieu qu’il était laid du visage ! ” Ce n’était pas une amitié commerciale ”