« La guerre contre Daesh se mène dans les têtes »
Le journaliste et politologue est venu à Monaco évoquer la création de cette organisation terroriste. Il met en exergue les « responsabilités occidentales » et dénonce une « erreur de manque de vision »
Uncafé arrive. Antoine Sfeir vient de s’installer sur la terrasse de l’hôtel Hermitage, à Monaco. Il doit y donner, bientôt, une conférence. Invité par Monaco Méditerranée Foundation, le journaliste et politologue est venu parler de la création de cette organisation terroriste. La conférence du fondateur et directeur des Cahiers de l’Orient pose une question: « Avonsnous créé Daesh? » Il déroule ses raisonnements et livre des pistes de réflexion sur la manièrede lutter contre Daesh... et la géopolitique du Moyen-Orient.
Le sujet de votre conférence est « Avonsnous crééDaesh? ». L’Occident porte-t-il une responsabilité, dans l’avènement de cette organisation terroriste? Énorme. En , on a entendu M. Bush dire: « Je lance une croisade contre le terrorisme » . Une croisade… C’est un mot terrible… En , il a recommencé en disant: « Je lance la croisade contre le dictateur Saddam Hussein » . De l’autre côté de la Méditerranée, cemot a une résonance énorme. En , il a dit à l’armée irakienne : « Rentrez chez vous, on va vous rappeler » . Ils ont attendu onze ans. Dès fin , officiers généraux de Saddam ont mis la main sur al-Qaïda. Ils ont tiré un prisonnier qu’ils avaient eux-mêmesmis en prison, al-Baghdadi, et ont dit : « Toi, tu es le calife. Dis que Dieu t’a dit que c’est toi le calife » . Et ils ont laissé faire. Dans l’horreur, l’atrocité… Et enmême temps, les populations ont commencé par dire : « Oui mais c’est la réponse à la croisade, ils nous défendent ». Il y a aussi l’histoire. Comment on a trituré les frontières en . Comment on a créé l’Irak. Comment on a choisi l’Arabie saoudite pour en faire l’allié stratégique en et qu’on lui a livré absolument toutes les mosquées de la région. On les a laissés faire. Et aujourd’hui, on veut détruire la Syrie, après avoir détruit la Libye.
Que décrivez-vous? Une succession d’erreurs stratégiques ? Une non-vision. On a été en Libye, pour quoi faire? Pourquoi on a tué Kadhafi? On a le droit de poser la question. Pourquoi on a fait sauter ce pays sur le plan tribal et sur le plan régional? On a sauvé la population de Benghazi, c’est certain. Mais on a laissé mourir celle de Syrte. Et depuis cinq ans, tous les jours, il y a des morts et des blessés. Nous en sommes responsables. À chaque fois, on est dans la même erreur de manque de vision.
Quelles sont vos recommandations? Pas de déradicalisation, ça n’existe pas. Mais de la prévention. La prévention commence par le savoir. Nous ne savons pas à quoi croit le musulman. Tout ce que l’on nous raconte, on le prend pour argent comptant. Le voile, lemariage avec quatre femmes... Relisons le Coran.
Cela veut dire que la lutte contreDaesh se déroule ici ? Aussi, bien entendu. Si demain on a gagné sur le terrain, qu’est ce qu’on fait de ceux qui reviennent? On les met en prison? Ils vont devenir plus radicalisés encore. Il faut les remettre dans un système de connaissance, de savoir...
L’équation que vous posez, c’est le travail sur les mentalités, donc moins de recrues pour Daesh, donc moins de Daesh? Bien entendu. Je dirais: tout simplement, vous construirez un citoyen. Comment fait-on pour les recrues deDaesh en Syrie, en Irak? Vous les prenez et vous les mettez dans des centres de ré- enseignement. Et vous commencez par leur faire enseigner l’islam.
Donc, la guerre ne se gagne pas seulement sur le terrain ou avec des frappes aériennes ? Pas seulement sur le terrain. Certainement pas. Et pas uniquement par des moyens sécuritaires. C’est dans la tête qu’il faut aller les chercher. Et on peut y arriver.
Elle marche, cette campagnemilitaire en Irak et en Syrie? Elle marche au rythme que les Occidentaux ont voulu lui donner.
Toujours le manque de vision que vous décriviez?
Oui, car l’intervention ne suffit pas. M. Trump interdit la venue de ressortissants venant de sept pays. Il oublie qu’il y a des Américains qui sont issus de ces pays. Il est en train de les radicaliser. Ça, c’est un manque de vision. Un manque de savoir.
L’intervention de l’armée turque en Syrie par exemple, menée par des sunnites contre des sunnites, cela a plus de légitimité? De loin. Et surtout en Libye avec les Égyptiens. Les Émiratis et les Égyptiens sont le nouvel axe fort, actuellement, sur le plan géopolitique. Parce qu’à un moment donné, il va falloir transposer tout ça sur le plan géopolitique aussi.
Justement, comment voyez-vous l’aspect géopolitique de la situation?
On est dans le retour des empires. L’empire russe. L’empire chinois qui n’est pas encore stratégique mais qui est économique et mercantile pour le moment. L’empire perse et l’empire ottoman. Qui réussira à s’imposer? Pour lemoment, qui tient la corde? Ce sont les Iraniens. Ils contrôlent le golfe Persique, le détroit d’Ormuz, % du pétrolemondial, bientôt lamer d’Oman et le golfe d’Aden... Qui leur a donné la possibilité de faire l’arc que nous appelons faussement “chiite” mais qui est un arc perse? Ce sont les Américains. En , en faisant gagner les chiites, et en sachant très bien qu’ils allaient gagner, ils étaient % de la population en Irak. Ils ont créé l’axe Téhéran-Bagdad-Damas et le port de Tyr [Liban, Ndlr] avec le Hezbollah. Pour la première fois depuis six siècles, ils ont permis à l’Iran de devenir une puissance méditerranéenne.
‘‘ Si demain on agagné sur le terrain, qu’est-ce qu’on fait ?”
‘‘ L’intervention ne suffit pas ”