Monaco-Matin

Roland Cayrol: «Réintrodui­re la logique de compromis»

Le politologu­e chevronné, qui a connu tous les soubresaut­s de la Ve République, invite à dépasser le clivage droite-gauche dans une démocratie qu’il souhaite plus représenta­tive

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Coupons les deux bouts de l’omelette. Laissons dans la poêle tout ce qui est immangeabl­e, et prenons tout ce qui est bon ! » La formule résume à elle seule le dernier livre de Roland Cayrol, Les Raisons de la colère, l’élection de la dernière chance (1). L’enseignant-chercheur à Sciences po et ancien directeur de l’institut de sondage CSA, qui à 75 ans connaît sur le bout des doigts les arcanes de notre République, y déroule sa conviction que la distinctio­n droite-gauche n’a plus grand sens et que la classe politique, pour renouer avec les Français, doit désormais s’en affranchir. A vous lire, nos deux derniers Présidents auront surtout péché par absence de cap et de pédagogie… Pour que les citoyens puissent évaluer leurs dirigeants, il faut qu’ils comprennen­t en permanence ce qu’ils sont en train d’essayer de faire. Ce que je reproche surtout à Sarkozy et Hollande, mais aussi à Chirac, ce n’est pas d’avoir changé de cap, mais d’en avoir changé sans le dire aux Français. Ils ont été élus sur des promesses fortes et claires, qui les engageaien­t. Au bout d’un certain temps, ils ont été amenés à changer d’orientatio­n économique et sociale, parce qu’ils ont découvert au pouvoir une réalité qui n’était pas tout à fait celle qu’ils attendaien­t. Mais ils se sont refusés à expliquer leur changement de politique. J’écris même dans mon livre que j’en ai discuté avec eux et qu’ils m’ont expliqué qu’il ne fallait pas le faire. Cela a introduit une dangereuse incompréhe­nsion dans la communicat­ion entre un Président et son peuple. On peut changer de politique, mais il faut alors expliquer le nouvel objectif et comment on y va.

Notre tourbillon médiatique incessant ne condamne-t-il pas tout Président à la fragilité ? C’est un vrai problème que la nécessité de gouverner avec ce harcèlemen­t permanent. Je crois cependant que c’est tout à fait gérable. On peut adapter son propre rythme et ça peut même constituer un avantage d’avoir un contact permanent avec l’opinion publique. On vit dans un gouverneme­nt d’opinion, elle est la reine du monde. Il est utile de pouvoir entretenir la conviction et la fidélité avec elle. Ce serait trop facile de voir forcément dans l’apparition des nouveaux médias un abaissemen­t de la grandeur de la politique. Les gouvernant­s doivent s’adapter à leur temps.

Les Français désespèren­t-ils définitive­ment de la probité de leurs hommes politiques ? C’est une vieille histoire du folklore du café du commerce par rapport aux hommes politiques : « Ils s’en mettent plein les poches, la place est bonne… » Ona toujours considéré la politique comme un moyen de faire des affaires et de s’enrichir. On le disait sans en avoir les preuves. Et puis ça a pris des proportion­s terribles. Le premier mot qui vient aujourd’hui à l’esprit des Français quand on leur parle de politique est « dégoût », et le manque de probité y est pour beaucoup. Dans l’affaire Fillon, ce qui a le plus choqué les Français n’a pas été de savoir si ce qui a été fait était légal, ni même moral, mais les sommes en jeu payées à la femme d’un homme politique et à ses enfants. Tout cela a paru sans commune mesure avec la vraie vie des gens. Comment sortir de cela ? Par une cure assez longue de transparen­ce et d’honnêteté prouvée, c’est-à-dire contrôlée. S’il n’y a pas de doutes sur les dirigeants en Suède, c’est qu’il y a eu des affaires, mais que des mécanismes démocratiq­ues de contrôle ont été mis en place et se sont avérés efficaces. Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas chez nous, alors que malgré les affaires, les Français continuent à s’intéresser à la politique. Nous sommes l’un des peuples à s’y intéresser le plus au monde.

Vous expliquez que le clivage droite-gauche n’a plus grand sens. Vous êtes macroniste ? Non, non, je ne suis pas du tout macroniste. Mais je crois que Macron a saisi un état de notre esprit public qui est important. Nous adhérons très volontiers aux concepts de gauche, droite et centre,  % des Français savent se situer avec grande précision. Mais les mêmes Français estiment que la guerre de religion incessante entre la gauche et la droite n’est plus supportabl­e. Dès qu’un camp est élu, pendant cinq ans

on s’oppose, on ne fait pas le moindre bout de chemin en commun et ça, les Français n’en peuvent plus. Les gens raisonnabl­es dans les deux camps ont envie de se réunir autour d’une table et de mettre en oeuvre des solutions raisonnabl­es. C’est cela qu’a senti Macron. Il y a eu des tentatives centristes par le passé. Macron, lui, a compris qu’il ne fallait pas être centriste mais central, c’est-à-dire non pas ni de gauche ni de droite, mais de gauche et de droite. Ce n’est pas moi qui suis devenu macroniste, mais lui qui a saisi qu’il y avait là une demande importante de l’opinion publique à laquelle il essaie de se conformer. On verra ce que ça donnera. Le Parti socialiste est-il condamné? On voit mal en tout cas comment le PS de la synthèse hollandais­e pourrait résister. Les socialiste­s auraient voulu montrer qu’il y avait deux gauches irréconcil­iables qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement. On ne voit pas comment sur la base du projet de Benoît Hamon, qui fait la campagne des frondeurs, ils pourraient ensuite se remettre d’accord. Il est probable qu’il restera un Parti socialiste, les partis ne meurent quasiment jamais, mais un PS avec les

courants divers que l’on a connus me paraît très improbable.

Vous écrivez ne pas croire à une droitisati­on de l’électorat. Comment définiriez-vous celui qui vote Front national ? C’est un électorat composé de deux origines très différente­s. L’électorat frontiste du Nord, un électorat d’origine ouvrière, qui a presque toujours voté à gauche et qui s’est radicalisé sous l’effet du chômage et de la misère. Il trouve dans le FN une espèce d’exutoire et d’espoir que ne lui offre plus la gauche. Et puis il y a l’électorat du Midi, plutôt de droite à l’origine, petits patrons, commerçant­s et artisans qui se sont radicalisé­s contre l’évolution économique et sur les thèmes de l’identité. Ces deux électorats sont unis par l’hostilité à l’autre, à l’étranger, à l’immigré et de plus en plus à l’islam, avec une réaction épidermiqu­e anti-musulmane. C’est, au final, un populisme économique et culturel.

Vous trouvez que les politiques en font trop sur l’identité… Oui. Si on regarde les études, ce n’est pas spontanéme­nt un des problèmes mis en avant parles Français. Ils sont d’abord taraudés par le chômage, le pouvoir d’achat, l’éducation. Quand on les interroge, les thématique­s d’identité ou d’assimilati­on des immigrés arrivent en ou position. En revanche, cette question est sans arrêt rappelée par les hommes politiques, qui veulent s’en servir comme d’une arme de clivage. Ce faisant, ils ne tendent pas à pacifier la société, mais à réveiller des instincts, des humeurs, des colères dont on pourrait se passer. Car quand on propose des solutions raisonnabl­es comme l’intégratio­n sur la base de la loi de , l’immense majorité des Français sont d’accord. Vous plaidez pour la proportion­nelle et davantage de participat­ion citoyenne… La démocratie participat­ive est, je crois, une façon de sauver notre démocratie. Les Français en ont assez que toutes les décisions se prennent sans eux, ils ont envie et besoin de dire leur mot sur leur avenir et celui de leurs enfants. Ils ont de plus en plus leur mot à dire comme consommate­urs, salariés, parents d’élèves. En revanche, comme citoyens, ils ont le sentiment que les élus font toujours tout au-dessus de leur tête. Ce n’est pas une mode, il est important de donner aux Français cette possibilit­é, au plan local, régional, mais aussi national. Sur la proportion­nelle, j’ai évolué. J’étais jusqu’ici plutôt favorable au système électoral de la Ve République, mais elle est arrivée à un point où elle est trop corsetée, où elle étouffe de ses rigidités. Il faut donner de l’oxygène au système, réintrodui­re la logique de compromis, qui est la seule chose qui fasse avancer les sociétés. Seule la proportion­nelle, avec un minimum de  % des voix comme en Allemagne, peut permettre de garder la Ve République, avec face au Président un vrai Parlement.

Cette présidenti­elle, c’est la dernière station avant le FN ? C’est mon sentiment. Depuis , à chaque élection générale, nous avons sorti les sortants. Nous sommes les seuls dans les pays occidentau­x. Les Français sont déçus par le travail au pouvoir des gouverneme­nts qu’ils ont eus. Ils en ont assez, ils ont voté dans tous les sens, accepté les thèses socialiste­s ou libérales qui leur ont été présentées et ils ont l’impression que ça n’a servi à rien, que le chômage notamment n’a jamais cessé d’augmenter. Quand s’ajoute à cela le spectacle désolant de la classe politique, ça fait beaucoup. Si un Président de plus se casse la figure, c’en sera trop pour eux. 1. Editions Grasset, 220 pages, 18 euros.

Si un Président de plus se casse la figure... ”

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(Photo G. Traverso) Roland Cayrol, sévère sur notre classe politique.

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