Le gros livre rouge
CLAUDE WEILL
« Une réforme ne peut changer les relations sociales d’un jour à l’autre. »
Ce que n’est pas la réforme qui se dessine dans les ordonnances divulguées hier par le gouvernement : ce n’est pas le saccage du Code du travail, un « coup d’Etat social » piétinant un siècle de conquêtes sociales et livrant les travailleurs à l’arbitraire patronal, comme on l’a dit à la CGT ou chez les Insoumis. Ce n’est pas davantage, une « révolution », une « transformation » radicale, pour reprendre le vocabulaire du chef de l’Etat, qui curieusement récuse le terme de « réforme ». Et ce n’est pas non plus, comme l’ont dit quelques commentateurs superficiels ou pressés, un trompe-l’oeil, une souris née d’une montagne. Ce que c’est : une réforme importante, qui prolonge et amplifie l’évolution engagée depuis une dizaine d’années afin d’adapter notre droit social aux contraintes de la mondialisation. Avec cette fois, une attention particulière aux exigences des PME, désemparées devant la complexité et la rigidité de ce monument législatif et réglementaire dont la boulimie normative semble obéir à l’adage : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pas sûr qu’avec ces ordonnances (plus de pages !), le gros livre rouge gagne en lisibilité. Au moins prétendent-elles clarifier les règles du jeu et mettre de l’huile dans le dialogue social. Au total, un texte prudemment audacieux, si l’on peut dire. Très « en même temps ». D’inspiration social-libérale. Plus libéral que social. Plutôt proMedef et CGPME que pro-syndicats. Notamment en matière de licenciements. Mais que le gouvernement a eu le bon goût d’assortir de quelques garde-fous ou avancées répondant aux revendications syndicales, permettant ainsi à la CFDT et à FO de ne pas sortir humiliées de la concertation. Si « déçu » qu’il soit (pouvait-il dire moins ?), Laurent Berger reconnaît que ces discussions ont été
« productives ». De même que Jean-Claude Mailly, de Force ouvrière, peut se prévaloir d’avoir obtenu gain de cause sur la question de la hiérarchie des normes. Alors qu’Emmanuel Macron, à l’origine, souhaitait décentraliser le dialogue social au niveau de l’entreprise, le texte conforte finalement le rôle des branches professionnelles, afin d’éviter le dumping social et les distorsions de concurrence au sein d’un même secteur. Pour les syndicats réformistes, le point était crucial. Dans ces discussions, d’une redoutable technicité, l’ancienne directrice des relations humaines Muriel Pénicaud était à son affaire. Mais la ministre du Travail s’est aussi révélée fine politique. Alors que Myriam El Khomri s’était enfermée dans un dialogue exclusif avec le patron de la CFDT, elle a eu soin de mettre Mailly au centre du jeu, permettant à FO de renouer avec une ligne réformiste plus conforme à sa culture – et de l’aveu de Mailly plus « confortable » – que celle de , où il menait avec la CGT la fronde contre la loi El-Khomri. Le leader de FO juge le texte des ordonnances
« pas parfait » (difficile d’être plus soft), mais il espère marquer encore des points dans la négociation et peser sur la rédaction des décrets. Il ne descendra pas dans la rue avec la CGT le septembre. La CFDT pas davantage. Cette fois, pas de front syndical en vue. Et cela change beaucoup. Est-ce à dire que malgré le scepticisme de l’opinion, plutôt hostile à la réforme, malgré l’appel à la rébellion lancé par Jean-Luc Mélenchon, le gouvernement peut espérer éviter l’embrasement et échapper à un remake de la bataille d’El Khomri ? On n’en jurerait pas. Mais pour l’heure, on est tenté de le penser. Quant à savoir si cette réforme marchera, si elle contribuera à créer des emplois en levant dans la tête des patrons la fameuse « peur d’embaucher »… C’est affaire de temps et de psychologie. Une réforme ne peut changer les relations sociales d’un jour à l’autre. « Cela prend entre dix-huit et vingt-quatre mois pour infuser », dit Emmanuel Macron. Alors laissons infuser…